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le factotum. Il remplit en outre auprès du maître, disent les mauvaises langues, des fonctions qui n’ont heureusement pas d’équivalent dans nos usages. Toujours est-il que, le docteur lui demandant s’il n’est pas marié, un autre des serviteurs répond en riant : « Non certes, le bey ne veut pas qu’il se marie. » Osman-Aga ne s’effarouche pas de la plaisanterie, qui nous paraissait un peu vive, et la prend fort tranquillement.

16, 17 novembre. — Laissant tout ce monde fort content de notre générosité, nous partons le 16 au matin pour nous rendre à Euiuk en faisant un détour par Aladja, où il y a de curieux tombeaux indiqués par Hamilton. En approchant de ce bourg vers la fin de la première journée de marche, nous nous arrêtons un instant à un téké ou couvent de derviches, nommé Chamaspir. Il y a là le tombeau d’un saint, sur lequel veillent deux ou trois derviches de l’ordre des bektachis. Le tombeau se trouve dans l’enceinte d’une mosquée ruinée de l’époque seljoukide. La coupole a disparu ; il ne reste que les piliers et les pendentifs en brique, ainsi qu’une porte d’un travail élégant, en belles pierres fort bien ajustées et formant une sorte de marqueterie. Dans les angles figure l’ornement connu sous le nom de ruche. C’est un charmant morceau d’architecture arabe. Pendant que nous visitons ces intéressans débris, on nous prépare du café, qu’on nous offre le plus gracieusement du monde.

Auprès du téké se trouve un bassin que remplit d’une eau vive et claire une source qui jaillit tout auprès, et dont on vante les propriétés bienfaisantes. Dans ce bassin nagent une foule de petits poissons de la forme et de la grosseur de nos perchettes. Nous demandons si on les mange. « Non, nous répond-on, ils sont sacrés. Ce ne sont pas des poissons comme les autres. Quand la Turquie a une guerre à soutenir, ils y vont pour la défendre. — Mais si on n’y touche pas, comment se fait-il qu’ils ne se multiplient pas encore plus et qu’ils ne remplissent pas tout le bassin ? — C’est qu’il vient de temps en temps un serpent qui en mange un certain nombre. » Je soupçonne fort le serpent de n’être autre que le derviche même qui garde le tombeau. Les derviches, comme tous ceux qui vivent des superstitions populaires, ne partagent guère les préjugés qu’ils exploitent ; ce sont, surtout les bektachis, des esprits forts. Le téké, nous apprend-on à Aladja, a mauvaise réputation dans le pays. Tous les mauvais sujets des environs y viennent, assure-t-on, passer la nuit à boire de l’eau-de-vie et à-faire la débauche. On y donnerait même rendez-vous aux femmes que l’on ne pourrait commodément voir ailleurs. Ce saint lieu se trouverait ainsi n’être autre chose qu’un mauvais lieu.

Nous laissâmes, pendant toute une journée, nos bagages et nos