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tenir compte à ses créanciers, c’est un billet qui, aussitôt qu’il pourra circuler, perdra, selon toute apparence, en peu de jours, 10 ou 20 pour 100 de sa valeur officielle. Quant à penser qu’un gouvernement toujours à court d’argent consentira à recevoir en paiement, pour une forte part des impôts de l’année suivante, un papier qui ne pourrait lui servir dans ses rapports avec l’étranger, dans les remises qu’il doit faire sur les différentes places de l’Europe, personne n’y croit. On est donc disposé à regarder comme perdu tout ce que l’on a versé contre ces billets, où l’on ne voit que d’inutiles chiffons, et si personne ne songe à résister, on murmure très haut, car le respect de l’autorité, ce sentiment autrefois si profondément enraciné dans le cœur des Turcs, et dont leur histoire offre à chaque page de si curieux exemples, va chaque jour s’affaiblissant. « De tous les voleurs qui désolent l’empire, me disait très crûment à ce propos un bey des environs de Koutahia, le premier et le plus avide, c’est encore notre padishah. »

Ainsi le gouvernement turc, par la forme qu’il a donnée à cette contribution extraordinaire, la fait singulièrement ressembler à une odieuse exaction, mal déguisée sous des apparences et des promesses dont personne n’est dupe, et qui n’ont d’autre résultat possible que de discréditer encore un peu plus le souverain. Ajoutez que la répartition de cet impôt, reposant sur des évaluations qui sont nécessairement plus ou moins arbitraires, et se faisant par les mains de fonctionnaires sans conscience et sans honnêteté, doit être l’occasion de bien des injustices et de plus d’un trafic honteux ; toujours est-il que l’on entend partout force récriminations à ce sujet, et je ne doute point que beaucoup de ces plaintes ne soient fondées. À Boghaz-Keui par exemple, on nous assure que la rancune du pacha d’Angora, trouvant un instrument docile dans le mudir installé par lui à Songurlu, a taxé le village à une somme très exagérée, et hors de toute proportion avec sa population et sa richesse. Il n’y a rien là que de très probable, et je serais bien étonné que Reschid-Pacha n’eût pas saisi cette occasion de se venger d’un ennemi[1].

Les quelques millions ainsi escamotés sont-ils une suffisante compensation aux sentimens de colère et de mépris que répandent dans

  1. Les doutes qu’exprimaient les contribuables sur la valeur du gage que la Porte leur avait mis entre les mains ont été pleinement justifiés par l’événement. À la surprise générale, le gouvernement a bien, il est vrai, appliqué au retrait de l’ancien caïmé la somme tout entière perçue à cette fin, et avant le terme de l’année 1862 il n’y avait plus à Constantinople de papier en circulation : la livre était redescendue au pair, à cent piastres ; mais la capitale seule a profité de cette opération. Quant à la province, rien n’a été fait pour l’indemniser du sacrifice qui lui avait été demandé ; le terme fixé pour statuer sur ces créances a été prorogé jusqu’à nouvel ordre, et le gouvernement n’a pas admis on paiement des impôts un papier dont tout le monde cherche à se défaire maintenant en le cédant, avec 60 ou 80 pour 100 de perte, à des spéculateurs qui n’en tireront peut-être pas un sou. Les renseignemens que nous puisons dans des correspondances récentes (Courrier d’Orient, 18 et 25 février 4863) prouvent que les gouverneurs font tout leur possible pour décider leurs administrés à offrir spontanément à la Porte de renoncer à leurs droits et de lui restituer sans conditions leurs titres. Les raïas céderont par timidité, les Turcs par indolence, et pour tous d’ailleurs le sacrifice sera facilité par la conviction bien arrêtée qu’il n’y a de toute manière pas de remboursement à espérer, et que le sultan est décidé d’avance à ne pas s’acquitter envers ses sujets.