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il se lève, et nous engage à raccompagner au konak. Nous faisons d’abord la sourde oreille, et nous restons en place ; mais quand il est en bas, il s’aperçoit que nous ne l’avons point suivi, et nous envoie chercher par deux zaptiés. Il n’y a pas moyen de se refuser à une invitation faite de cette manière, et d’ailleurs à bonne intention. Nous partons donc à pied : Iusgat a rarement vu un cortège plus pompeux. En avant marchent des serviteurs qui portent d’énormes torches, puis, sur les côtés et en arrière, les officiers du pacha et les cavas sur deux files. Nous formons avec le pacha le centre du cortège. Nous causons encore pendant plus d’une heure. Riswan-Pacha a dans la ville la réputation d’un assez honnête homme : on ne se plaint pas qu’il vole, on n’accuse pas son appétit, mais on lui reproche d’avoir un caractère inégal et fantasque. En somme, d’après tout ce qui me revient aux oreilles, il y a plus de bien encore que de mal à en dire ; aussi était-il disgracié peu de temps après notre passage dans sa province.

Il paraît que les fêtes de cette noce ne sont rien auprès de celles qu’a données notre hôte Hadji-Ohan pour le mariage de son second fils. Le vieillard me raconte lui-même comment il a fait les choses dans cette mémorable occasion. Les fêtes ont duré une douzaine de jours. Il avait fait dresser tout exprès, dans un clos qu’il possède à quelques pas de sa maison, un kiosque splendide, sous lequel il a reçu et traité successivement le pacha, le medjilis, tous les notables habitans de la ville. Il avait fait venir de Kaisarieh ce qu’il y avait de mieux dans cette grande ville en fait de danseurs, de musiciens et de chanteurs. Pendant toute la cérémonie, on n’a jamais vu la mariée. Le jour même des épousailles, elle marchait bien, au milieu du cortège, de l’église à la maison ; mais elle était hermétiquement voilée des pieds à la tête. Un homme qui hébergeait ainsi toute une ville et qui s’imposait, par amour-propre des frais pareils ne devait pas manquer d’accueillir convenablement des voyageurs qui pourraient porter jusqu’à Paris le nom d’Hadji-Ohan, le bruit de sa richesse et de son hospitalité. Nous avions donc tout lieu de nous trouver fort bien chez lui ; sa conversation d’ailleurs nous intéressait, et j’avais plaisir à trouver et à étudier là, dans une autre branche de la nation arménienne, des aptitudes parfaitement semblables à celles des Arméniens catholiques d’Angora, et en même temps des mœurs et un état social si différens à certains égards. Je serais donc volontiers resté ici quelques jours encore ; mais le temps pressait, et il fallut partir après une courte halte de quarante-huit heures.