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l’apostropher en des termes dont l’énergie défierait toute traduction, car le turc, bien plus que le latin, « dans les mots brave l’honnêteté. » Hadji-Ohan conclut en faisant donner sous ses yeux au pauvre diable cinquante coups de nerf de bœuf sur le dos et les épaules. Tout ceci se passait avant que nous ne fussions réveillés. Le domestique qui me racontait un peu plus tard cet acte de justice sommaire, et qui avait été l’exécuteur de la sentence, portait lui-même les marques de la sévérité, ou, pour mieux dire, de la brutalité d’Hadji-Ohan ; à la suite de je ne sais quelle négligence dans son service, son maître, la veille, l’avait battu comme plâtre. Avec un pareil caractère, l’impérieux et dur primat paraît plus redouté qu’aimé des gens de sa nation et de son entourage ; mais on est fier de lui, de sa richesse et de la puissance qu’elle lui donne, du respect mêlé de crainte qu’il inspire aux Turcs. Ceux-ci, sans aucun doute, le jalousent et le détestent intérieurement ; mais personne n’oserait le lui témoigner : il les tient presque tous par l’argent qu’il leur a prêté, ou par celui qu’ils veulent lui emprunter.

Les Turcs ont cependant essayé une fois d’interrompre le coure de cette fortune toujours croissante ; il y a seize ans, les principaux musulmans de la province écrivirent secrètement à Constantinople, et réussirent à obtenir contre Hadji-Ohan un ordre d’éloignement. Beaucoup de ses créanciers espéraient sans doute trouver ainsi moyen de lui payer leurs dettes sans bourse délier, ou tout au moins de ne plus jamais en entendre parler ; cet odieux raïa, qui semblait se porter le successeur des Tchapan-Oghlou, on en était enfin débarrassé, et sans doute il ne reviendrait plus. Hadji-Ohan s’était retiré, sans mot dire, à Angora ; mais il avait à Constantinople de nombreux et puissans protecteurs, riches banquiers arméniens liés avec lui de sympathie et d’intérêts, membres du divan assez avisés pour comprendre qu’il y avait plus à gagner avec Hadji-Ohan qu’avec ses adversaires ; un mois et demi ne s’était pas écoulé qu’il recevait la permission de rentrer à Iusgat. Il ne se hâta pas d’en profiter ; il s’était mis à reconstruire à ses frais, dans la citadelle d’Angora, une église arménienne ruinée où la tradition plaçait le tombeau de saint Clément, un des saints que les Arméniens ont le plus en vénération, et dont ils donnent le plus souvent le nom à leurs enfans ; c’était à la fois un acte de piété et une manière de montrer sa confiance dans l’avenir, de faire éclater tout ensemble sa dévotion et sa richesse aux yeux des Arméniens catholiques d’Angora, qui dans cette ville rejettent tout à fait au second plan les Arméniens schismatiques. Ce ne fut qu’au bout de près d’un an, cette construction achevée, qu’il reparut triomphant à Iusgat, et je ne doute point que depuis lors il n’ait trouvé moyen