Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/532

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


VI. — CHUTE ET FUITE DE LAW. — JUIN-DECEMBRE 1720.

La Bourse de Paris, languissante et malade, est établie en juin à la somptueuse place Vendôme. Ses grands hôtels, celui du chancelier, les fiers palais des fermiers-généraux, ont le misérable spectacle de la déroute financière. Sous de méchantes toiles qui défendent un peu du soleil, l’agiotage agonisant s’agite encore. Ces tentes misérables, qui donnent à la place un faux air militaire, la font dire le camp de Condé.

Ce camp ne peut jeûner. Près des tentes s’ajoutent les mal odorantes logettes où s’abritent les petits traiteurs, puis de légères échoppes de toutes marchandises où vous pouvez, à grosse perte, employer ce mauvais papier. De plus en plus le brocantage absorbera l’agiotage, Pour un billet qui ne vaut guère, le fripier vous fait prendre l’habit, qui ne vaut rien du tout. La fine marchande à la toilette reconnaît à la mine l’homme entamé où l’on peut profiter. Pour son portefeuille aplati, elle lui donne un diamant faux, une dentelle éraillée, et, qui sait ? une belle pour souper et rire avant de se noyer. Mais se noie-t-on après ? De jolies curieuses affluent à la place Vendôme. Elles égaient ce champ de ruines. Un des désespérés voit passer une dame de grand air, élégante. Il ne dit que ces mots : « Cent louis ! ma voiture ! » Elle le regarde, s’attendrit et sourit : « Pourquoi pas ? » Elle monte lestement. Il est consolé.

Cela rappelle tout à fait Machiavel, son récit de la peste de Florence, où la mort est l’entremetteuse, où l’étranger, la veuve, tous deux en deuil, s’entendent au premier mot. Parfaite ressemblance ! la France a la peste à Marseille, ici la ruine. Entre deux morts, entre le fléau de Provence et les étouffés de Paris, on joue, on s’efforce de rire. Aux portes de la Banque, dit un témoin, « c’était une tuerie. » On se pressait, on se foulait aux pieds les uns les autres pour arriver à toucher un petit billet de 10 francs. Dans cette furie de misère, nulle pensée, nul souci de ce qui se passe au midi. Le nord est tout entier à sa peste morale, à la misère, aux soucis, à la peur. Dès deux ou trois heures de nuit, les pauvres gens arrivent à la porte du jardin de la Banque (du côté de la rue Vivienne), attendant leur paiement, leur pain. Foule énorme : dès le 2 juin, il y eut là des gens étouffés ; le 3, encore deux hommes et deux femmes étouffés ; le 5, on enfonçait les portes, si la troupe n’eût chargé. Pour paiement, on donna du fer aux affamés.

La compagnie était-elle ruinée ? Avait-elle mal géré ? Nullement. Le 3 juin, Law, au fond de cet hôtel si menacé, dresse un bilan et comme un testament : il prouve que la compagnie est très riche, a