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en décembre, elle en acheta douze en mars 1720. En juin, son bilan révéla qu’elle possédait ou avait en construction (vrai prodige !) trois cents navires. Elle fondait à la fois, ici le port de Lorient, là-bas la Nouvelle-Orléans. Quelle gloire pour le système I Et comment laisser tout cela ? Law, quoi qu’il arrivât, pouvait se consoler, se donner l’épitaphe de ce roi d’Orient : « Qu’importe de mourir ?… En un jour j’ai bâti deux villes ! »

Mais le plus beau, dont on parlait le moins, et ce qui, plus que tout le reste, devait le retenir ici, c’était la France transformée, transfigurée en quelque sorte. Il avait, à partir d’octobre 1719, réalisé d’un coup les vues de Boisguillebert, devancé Turgot, Necker. Les vieilles barrières des douanes intérieures entre les provinces tombèrent par enchantement, comme les cent tyrannies ridicules qui tenaient le royaume à l’état de démembrement. La libre circulation du blé, des denrées, commença. On ne vit plus le grain pourrir captif dans telle province, tandis qu’il y avait famine dans la province d’à côté. Les hommes aussi librement circulèrent. Le travailleur put travailler partout, sans se soucier des entraves municipales. Un maître menuisier de Paris fut maître aussi, s’il le voulait, à Lyon. Ainsi le pauvre corps de la France étouffée eut pour la première fois les deux choses sans lesquelles il n’y a point de vie : circulation, respiration. On le reconnut sur-le-champ. Il fallut ouvrir de tous côtés des routes immenses. Admirable spectacle ! comment l’auteur de tout cela eût-il pu le quitter, fuir sa création commencée, par faiblesse et lâcheté ! C’eût été le dernier des hommes, le plus méprisé des siens même. Sa femme, j’en réponds, l’accabla, et non moins accablé fut-il d’offres et de caresses, de prières, au Palais-Royal. Au premier mot de retraite qu’il hasarda, le prince tomba à la renverse d’étonnement, d’effroi. Quel cataclysme eût fait ce foudroyant départ ! On lui dit que non-seulement il resterait, mais qu’il aurait la place de Colbert, serait contrôleur-général, qu’on ferait tout ce qu’il voudrait. Pour Stairs et ses menaces, on rit. Quoi de plus simple que de le faire gronder par Stanhope, même destituer, remplacer ? De Londres on en eut l’espérance. Les finances, c’était le premier ministère, en ce moment la royauté. Seulement, pour que le nouveau roi entrât en possession, il fallait une petite chose : il fallait que, comme Henri IV, il crût que la France « valait bien une messe, qu’il fît le saut périlleux. » Cela ne pesait guère selon le régent et Dubois, et cela pesa peu pour Law, fort peu Anglais et bien plus Italien, qui n’aimait que Venise et Rome, qui avait pour amis le prétendant, le nonce, pour courtisan convertisseur Tencin. Mme Law aussi était sensible aux avances de ces prêtres, à leur facilité pour régulariser sa position. Tencin n’eut