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PARIS ET LA FRANCE
SOUS LAW


I. — LA BOURSE. — LES MISSISSIPIENS.

Dans la hausse rapide, impétueuse, qui se fit sur les actions de la Banque royale[1], Law fut emporté dans les airs comme un ballon sans lest, ou l’homme qu’une trombe eût pris en plaine, soulevé, pour l’asseoir à la pointe de la flèche de Strasbourg. Il avait stupéfié plus que vaincu ses ennemis. Ils n’étaient pas moins là, campés autour de lui, pour le ruiner, le démolir, armée serrée, compacte[2].

  1. Voyez, sur la création de cette Banque, la Revue du 15 janvier.
  2. Quelques détails feront mieux comprendre cet acharnement des ennemis de Law. Le système est bien plus qu’une révolution financière, c’est un des plus grands ébranlemens sociaux que la France ait eus avant 89. Cette grande révolution demande plus qu’une histoire de chiffres ; il en faut pénétrer le caractère moral, expliquer les personnes, révéler les acteurs. Nos historiens économistes n’ont rien fait de cela. Ils ont l’air d’ignorer d’abord que cette fièvre financière ne fut nullement particulière à la France, qu’elle fut un grand fait européen, qu’en Angleterre même, plus aveugle et plus emportée, la spéculation fit en trois mois tout le chemin que nous fîmes en un an. Ils ignorent la lutte violente de la Bourse de Londres contre celle de Paris, lutte, il est vrai, fort peu marquée par les publicistes anglais. Le Français Du Hautchamp, qui écrivait en Hollande, nous la donne pour 1719, quand la coalition des Anglais et de Duverney agit pour faire sauter la Banque. Lémontoy, si instruit, si exact, nous la donne aussi pour novembre (1719), lorsque l’Anglais Stairs menaça Law, qui craignit pour sa vie et voulut fuir. Ne connaissant point-les faits de chaque jour qui décidèrent fatalement les actes de Law, ils imaginent qu’il avait apporté un système tout fait, qu’il suivait à l’aveugle des théories posées d’avance, augmentant à plaisir son péril et la profondeur de sa chute. Du Hautchamp nous dit au contraire, ce qui est bien plus vraisemblable,. que Law n’eût voulu pousser chacune des actions qu’à 6,000 livres, et qu’il n’alla au-delà que contraint et forcé. — Mais qui le contraignait ? qui força Law ? Certainement ceux qui y avaient intérêt. Law, n’ayant nulle racine au milieu de tant d’ennemis, entre les attaques de Stairs, celles du parlement et les sourdes menées de Dubois (non moins Anglais que Stairs), Law, dis-je, ne subsista que par la protection des chefs de la hausse, des princes, ducs et pairs, et surtout de M. le Duc (c’est ainsi qu’on désignait alors le duc de Bourbon). Il eût péri, s’il ne les eût suivis dans la hausse effrénée qui les enrichit si rapidement. Il eût péri, s’il n’eût fermé les yeux au grand moment critique où les actions promises aux créanciers, de l’état, aux rentiers qu’on dépossédait, furent données aux illustres voleurs de la coulisse ou vendues aux agioteurs, tandis que le rentier, écarté, ajourné, attendait sa liquidation. Law, emporté, suivit ses maîtres ; mais on sait qu’en novembre il aurait voulu fuir : on le força de rester, d’être ministre et de périr.
    Tout cela ne se comprend bien que si l’on a constamment sous les yeux le mouvement de l’époque, non par mois, mais par jour. Le Journal de l’avocat Barbier ne donne rien ; mais j’ai été à chaque instant éclairé, soutenu par le précieux Journal de Buvat, manuscrit important de la Bibliothèque. Une chose l’avait fait négliger : c’est une note marginale que Duclos a mise en tête. Il y dit « qu’il n’a rien lu de plus mauvais. » Duclos est bien léger ; dans ses mémoires, qui sont fort peu de chose, il vit de Saint-Simon en le gâtant. Il ne sait pas assez le menu détail de ce temps pour bien juger Buvat. Qu’on y relève telle erreur ridicule (comme l’Iphigénie de Molière ou l’île de la Louisiane), cela n’empêche pas qu’il ne soit très instruit et de Paris, et du Palais-Royal, et du conseil, et de la Banque. Il vivait justement dans l’hôtel de la Banque, car il était écrivain de la Bibliothèque du roi. Cette bibliothèque était alors un lieu d’élite où il pouvait entendre des gens considérables, spécialement le bibliothécaire, M. Bignon. Celui-ci était un quasi-ministre, ayant droit, comme chef de la librairie, de travailler avec le roi ou le régent. Buvat, au commencement de son journal, s’excuse de sa sécheresse, de sa brièveté. « On eût pu, dit-il, ajouter bien des réflexions dans un pays de liberté. » Il estime dans cette note que son travail « vaut 4,000 livres. » Moi, j’y mets davantage, car il m’a appris bien des choses, comme l’idée de Law de vendre une partie des biens du clergé, comme l’avènement de Mme de Prie chez le duc de Bourbon, vrai roi du temps, roi de la Bourse ; — c’est un monde de détails précieux.