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même dans les sphères du gouvernement; le gouvernement ne sait rien, est trahi dans ses moindres démarches. Les employés inférieurs quittent leurs bureaux pour aller grossir les bandes; les employés supérieurs les aident dans leur fuite. La Russie ne peut compter sur personne, et quand il y a peu de jours le comte Adlerberg, envoyé de Saint-Pétersbourg par l’empereur Alexandre, arrivait à Varsovie pour presser une solution, pour demander qu’on en finît au plus vite, qu’on en finît en dix jours, le grand-duc Constantin lui répondait nettement : « Pour cela, c’est impossible; nous sommes en pays ennemi! » C’est là en effet le mot de cette situation. Je ne dis pas qu’elle soit nouvelle; elle s’est du moins singulièrement aggravée en peu de temps : elle est passée de la phase latente et obscure à la phase aiguë et douloureuse, et c’est ainsi que dans le sac des villes, dans le sang qui coule, dans les excès de la répression comme dans l’énergie d’une résistance populaire, s’est réveillée cette question polonaise, qui sous une face n’est sans doute que le duel intérieur d’un peuple et d’une domination imposée, mais qui sous un autre aspect a un caractère européen par ses traditions, par son passé, par les sentimens qu’elle fait vibrer, par les intérêts qu’elle met en jeu, par la situation générale à laquelle elle se lie, et dont elle est aujourd’hui le plus saisissant phénomène.

C’est en effet le propre de cette situation de faire revivre tout un ordre de problèmes d’organisation générale, de remettre toutes les politiques en présence d’elles-mêmes et de leurs intérêts, de contraindre l’Europe à prendre un parti, à se demander où est le droit, où est le devoir, où est la possibilité, la sécurité? Est-ce donc uniquement une question de sentiment, comme on se laisse aller à le croire quelquefois pour se dispenser de sonder plus avant le problème? Oui, sans doute il y a un sentiment universel ému, ébranlé par ces tragédies périodiques d’un peuple qui se débat entre trois maîtres, cherchant de toutes parts une issue, un secours qu’il n’a jamais désespéré de trouver; mais il y a aussi des droits, même des droits écrits : il y a des intérêts supérieurs de sûreté et de prévoyance pour l’Europe, qui ne peut voir laisser se prolonger indéfiniment un ordre de choses où la servitude agitée, jamais acceptée, d’une nation devient un péril incessant, le germe de combinaisons toujours menaçantes, un embarras et un piège pour ceux-là mêmes qui n’en retirent qu’un avantage apparent et précaire de domination. Il y a un fait qu’il serait curieux de préciser, parce qu’il est le point de départ inévitable de ce qui se peut faire aujourd’hui pour la Pologne, parce qu’il éclaire d’une lumière nouvelle la crise de toute une politique : c’est la manière même dont s’engageait cette redoutable question polonaise en 1815, c’est la disposition des