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l’anéantissement. La vieille civilisation chinoise et la religion de Bouddha étaient vraiment faites l’une pour l’autre. La théologie démocratique et l’esprit de fraternité du bouddhisme, qui avaient été un scandale pour l’Inde aristocratique, aux castes immuables, n’étaient point en désaccord avec les mœurs et les institutions de la plus ancienne des sociétés démocratiques. Dès les âges les plus reculés, l’enseignement des sages chinois s’était appliqué à développer dans l’âme de leur nation le sentiment moral plutôt que le sentiment métaphysique ou poétique. Au contraire des poètes et des sages de l’Inde, les sages chinois avaient cru que le principal objet de la sollicitude et du respect de l’homme devait être l’homme, et ils avaient créé ainsi parmi leurs compatriotes un esprit d’humanité qui les rendait propres à comprendre les plus délicates nuances de la charité et de la tendresse bouddhistes; mais la vraie, la grande raison du succès du bouddhisme, c’est que cette religion tombait comme une manne céleste sur une vieille civilisation altérée de paix et affamée de repos. Cette promesse de la béatitude par l’anéantissement, cette espérance certaine de l’éternel sommeil, ce renoncement facile et joyeux à toutes les choses de la terre, durent être un baume rafraîchissant pour tous ces cœurs trop civilisés et fatigués de vivre. Dans leur lassitude même ils trouvaient plus qu’une disposition à recevoir les enseignemens du bouddhisme, ils y trouvaient le commencement de son adoration du néant et de ses pratiques pieuses. La fatigue du cœur est le commencement du bouddhisme comme la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, et l’on peut dire sans se tromper que toutes les vieilles sociétés sont bouddhistes de fait, sinon d’étiquette, tout aussi bien que la société chinoise.

La mélancolie habituelle aux poètes chinois n’a donc pas de peine à se transformer en tristesse religieuse, et la solitude où ils aiment à vivre les sollicite fréquemment à la contemplation de la suprême vérité. Alors le poète sort de sa retraite et va chercher le mot du bonheur incorruptible dans la cellule d’un bonze sectateur de Lao-tseu, ou visiter quelque monastère bouddhiste. Les pièces religieuses proprement dites sont peu nombreuses dans le recueil de M. d’Hervey Saint-Denys; en revanche, celles où se trahit une inclination à la religiosité et à l’onction mystique sont en nombre indéfini. En voici une d’un caractère tout à fait tranché et qui ne déparerait aucune littérature mystique :


LA SOLITUDE (Oey-Yng-Voé).

« Nobles ou de condition obscure, les hommes, quel que soit leur rang, — ne franchissent le seuil de leur porte que pour être assaillis de mille tracas.