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mais quand on y regarde de près, cette lâcheté, qu’il est difficile de faire accorder avec le courage bien connu qu’ils montrent en face de la mort, se transforme en prudence calculatrice et sagace. La guerre n’est fructueuse que lorsqu’elle est agressive; mais une société démocratique et pacifique qui ne combat que pour se défendre connaît tous les maux qu’engendre la guerre sans connaître aucun de ses avantages.

Thou-fou est une exception éclatante parmi les poètes que nous présente M. d’Hervey Saint-Denys. D’ordinaire leur patriotisme est beaucoup moins vibrant, et ils prennent aux douleurs sociales un intérêt beaucoup moins direct. La plupart ont atteint cet état d’indifférence mélancolique que finit par engendrer le spectacle habituel du malheur. Ils vivent dans une solitude ombreuse et fleurie, et heureux de ne plus contempler ces douleurs sociales qui font saigner le cœur de leur éloquent compatriote, ils n’en veulent rien savoir. Doux et résignés, n’attendant plus rien du sort, ils sont cependant encore sensibles aux émotions de l’humanité, qu’ils éprouvent pour ainsi dire par tressaillemens, par frissons, par transes légères. La nature a horreur du vide, et cette horreur n’épargne pas même un cœur chinois, quelque désabusé qu’il soit; de même qu’elle suspend ses festons de lierre aux flancs des ruines, elle fait pousser dans le désert de ces cœurs dévastés toute sorte de charmantes végétations parasites et de sentimens bizarres et fins. Ces poésies sont singulièrement curieuses en ce qu’elles nous montrent un peuple qui a depuis longtemps dépassé les sentimens vigoureux et primitifs, chez lequel le fonds humain élémentaire est depuis longtemps épuisé, et qui vit d’une sensibilité délicate et d’idées compliquées et acquises. C’est comme une seconde vie morale qui a grandi et fleuri sur le sépulcre de la vie morale qui est naturelle à notre race. Ces poésies donc n’ont rien de populaire, ni même d’humain dans le sens vrai du mot; ce sont essentiellement des poésies de lettré et d’homme qui a franchi les limites mêmes de la civilisation. On pourrait presque croire, en les lisant, que ce n’est que par la tradition que les écrivains chinois connaissent l’existence des grands sentimens. Ces sentimens semblent comme perdus dans une lointaine antiquité, évanouis comme ces sages légendaires dont les poètes demandent à chaque instant : Où sont-ils à cette heure? Si on pouvait interroger quelqu’un d’entre eux, il répondrait sans doute : Nous avons ouï parler d’un temps où l’homme connaissait certains sentimens qu’on nommait espérance, amour, joie expansive; mais ils ont disparu depuis des siècles sans laisser de traces. Quelles formes ils avaient et quels effets ils produisaient dans le cœur de l’homme, nous ne le savons pas avec certitude. Toutes les sociétés ont connu ou con-