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CHANSON A BOIRE (Li-taï-pe).

«Seigneur, ne voyez-vous point les eaux du Fleuve-Jaune? — Elles descendent du ciel et coulent vers la mer pour ne plus revenir, — Seigneur, ne regardez-vous point dans les miroirs qui ornent votre noble demeure, — et ne gémissez-vous pas en apercevant vos cheveux blancs? — Ils étaient ce matin comme des fils de soie noire, — et ce soir les voilà déjà mêlés de neige. — L’homme qui sait comprendre la vie doit se réjouir chaque fois qu’il le peut, — en ayant soin que jamais sa tasse ne reste vide en face de la lune. — Le ciel ne m’a rien donné sans vouloir que j’en fasse usage. — Mille pièces d’or que l’on disperse pourront de nouveau se réunir. — Que l’on cuise donc un mouton, que l’on découpe un bœuf, et qu’on soit en joie! — Il faut qu’ensemble aujourd’hui nous buvions d’une seule fois trois cents tasses. — Les clochettes et les tambours, la recherche dans les mets ne sont point choses nécessaires. — Ne désirons qu’une longue ivresse, mais si longue qu’on n’en puisse sortir. — Les sages et les savans de l’antiquité n’ont eu que le silence et l’oubli pour partage. — Il n’est vraiment que les buveurs dont le nom passe à la postérité. »


A UN AMI QUI PARTAIT POUR UN LONG VOYAGE (Li-taï-pe).

« Le jour d’hier, qui m’abandonne, je ne saurais le retenir; — le jour d’aujourd’hui, qui trouble mon cœur, je ne saurais en écarter l’amertume. — Les oiseaux de passage arrivent déjà par vols nombreux que nous ramène le vent d’automne. — Je vais monter au belvédère et remplir ma tasse en regardant au loin.

…………………..

« C’est en vain qu’armé d’une épée, on chercherait à trancher le fil de l’eau; — c’est en vain qu’en remplissant ma tasse, j’essaierais de noyer mon chagrin. — L’homme dans cette vie, quand les choses ne sont pas en harmonie avec ses désirs, — ne peut que se jeter dans une barque, les cheveux au vent, et s’abandonner au caprice des flots. »


LE PAVILLON DU ROI DE TENG (Ouang-po).

« Le roi de Teng avait, près des îles du grand fleuve, un pavillon élevé. — A la ceinture du roi dansaient de belles pièces de jade, et des clochettes d’or chantaient autour de son char. — Le jade a cessé de chanter, les clochettes ne se font plus entendre. — Le palais n’est plus visité le matin que par les vapeurs du rivage, et le soir que par la pluie qui ronge les stores en lambeaux. — Des nuages paresseux se promènent en se mirant dans les eaux limpides. — Tout marche, rien n’est immuable; les astres eux-mêmes ont un cours. — Combien d’automnes a-t-il passé sur ce palais? Le jeune roi qui l’habitait jadis, où donc est-il ? — Il a contemplé comme nous ce grand fleuve, qui roule toujours ses flots muets et profonds. »