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qui sont envoyées contre les barbares du nord, ou qui vont veiller à la sécurité des frontières et contenir des peuplades tartares toujours frémissantes. Les lettres, longtemps avilies, revivent, et les lettrés, longtemps persécutés sous les derniers princes d’une dynastie précédente, celle des Han, relèvent la tête et prospèrent. Un individu dont l’existence se prolongerait indéfiniment finirait par traverser toutes les conditions de l’humanité et par connaître toutes les combinaisons possibles des événemens : il en est ainsi de ces sociétés qui vivent trop longtemps; des périodes de demi-barbarie succèdent à des périodes de civilisation brillante, et l’on voit des époques de ténèbres qui sont comme encadrées entre deux époques de lumière. Chacune des passions, bonnes ou mauvaises, qui gouvernent le cœur de l’homme, arrive à régner à son tour; l’ignorance veut avoir son jour comme la science, la cruauté veut avoir son jour comme l’humanité, et elles l’obtiennent. Les Italiens et les Grecs sont parmi nous les seuls exemples de ces variations de fortunes que connaissent les vieilles civilisations, auxquelles les peuples modernes ont échappé grâce à leur récente origine, mais qu’ils connaîtront à leur tour, ainsi que peut en témoigner déjà l’histoire du plus ancien d’entre eux, c’est-à-dire des Français. La Chine, à l’époque des Thang, venait de traverser une de ces périodes qui sont l’humiliation des sociétés civilisées. Imaginez un phénomène comparable à ce que furent dans la société byzantine les règnes de Léon l’Isaurien et des autres empereurs iconoclastes : les lettrés persécutés et traqués, les mandarins mis à mort en masse, et les proscrits de la science obligés de chercher un appui contre la violence dans la formation de sociétés secrètes. Cette période des Thang fut donc une période de délivrance et de résurrection sociale, et l’éclat littéraire dont elle brilla fut comme cette explosion de chants dont les oiseaux saluent la nature après l’orage.

Explosion musicale, attendrie et douce, comme il convient à des âmes civilisées éprouvées par le malheur et qui savent trop le néant de la vie, plutôt qu’ardente, joyeuse et forte comme celle des peuples jeunes et qui ont le bonheur d’être encore un peu barbares ! Ces âmes de poètes ont gardé après l’orage toutes les angoisses de l’orage et n’ont plus de force pour la joie et les grandes passions. Je recommande la lecture attentive de ces poésies à ceux qui voudraient se rendre compte du genre de tristesse que la civilisation finit par apporter avec elle, et de la nature de ce courage chinois devant la mort qui fait l’objet de notre étonnement. Cette tristesse et ce courage viennent de la même source : la croyance au néant des choses humaines et à l’insignifiance de la vie. Ces poètes savent trop combien tout est fugitif et vain pour s’attacher fortement à quelque grande