Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/395

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tions à son profit ; toutefois il est entendu de part et d’autre que le champ réservé attenant à la cabane, ce negro-patch comparable au gorod du moujik russe, est désormais la propriété de l’Africain. Bien avant le lever du soleil et longtemps après la tombée de la nuit, on peut voir les nègres à l’ouvrage dans ces petits jardins qui sont pour eux la preuve incontestable de leur liberté.

Les noirs cultivent comme par le passé les grandes plantations ; mais, pleins de répugnance pour la hideuse promiscuité dans laquelle les maintenait la volonté des planteurs, ils se refusent à travailler comme autrefois par grandes chiourmes ougangs, et préfèrent recevoir séparément leur charge journalière. De son côté, le gouvernement des États-Unis s’engage à leur fournir des vêtemens et de la nourriture, et de temps en temps il leur fait distribuer de petites sommes en attendant que la valeur réelle de leur travail ait été fixée d’une manière certaine. Sans doute les énormes dépenses auxquelles doit suffire le trésor fédéral pour l’achat des munitions de guerre, l’entretien de la flotte et de l’armée, la construction des navires cuirassés, ne permettent pas au secrétaire des finances de rémunérer équitablement les pauvres nègres libérés de Port-Royal ; ceux-ci deviennent en dépit d’eux-mêmes créanciers de l’état, et, bien que leur travail soit une source considérable de revenus[1], ce n’est point eux, nous le craignons, qu’on songe à payer les premiers. Cependant, si les sommes distribuées ne représentent qu’une très faible partie des salaires échus, les travailleurs de l’archipel les reçoivent néanmoins avec joie, car ils les considèrent comme les gages positifs de leurs nouveaux droits. Quant aux noirs employés dans les camps de Port-Royal pour le service de l’armée, ils touchent assez régulièrement leur salaire, qu’un ordre du général Sherman a fixé de 4 à 12 dollars, suivant l’âge, les forces et l’habileté des travailleurs. Du reste, ceux d’entre eux qui savent économiser leurs ressources ont pleine liberté de s’établir comme artisans dans les villages des îles, ou bien de s’installer sur des champs abandonnés pour les cultiver en vrais gentlemen farmers.

Si les nègres des plantations ont été jusqu’ici moins régulièrement payés que leurs frères occupés au service des camps, ils ont heureusement les mêmes occasions de s’instruire, et ils en profitent avec une joie extrême. Quand le nègre tient un livre dans ses mains, il est comme transformé, il est devenu un tout autre homme, car il commence à pénétrer enfin ces mystères du « papier parlé, » qui,

  1. Au 1er janvier 1863, le gouvernement fédéral avait dépensé 225,705 dollars pour les nègres de Beaufort, et le produit de leur travail était évalué à 724,084 dollars. ainsi le bénéfice net dépasse 500,000 dollars. Dans son rapport officiel, M. Chase reconnaît que cette somme appartient légitimement aux nègres eux-mêmes.