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la surveillance de leurs maîtres, et s’échappaient pour avoir, eux aussi, leur part de liberté. Se cachant de jour dans les marécages, voguant de nuit dans les étroits bayous, souvent dépourvus de nourriture, exposés au froid intense de la saison, ils menaient leur fuite à bonne fin avec cette prudence, cette sagacité, ce courage passif qui caractérisent les races opprimées. Il ne se passait pas une journée que de nouveaux fugitifs n’arrivassent dans le camp fédéral, soit isolés, soit par bandes plus ou moins nombreuses. Des nègres venaient même de Charleston et de Savannah. Pendant le mois de mai 1861, six noirs s’échappèrent de Charleston sur un navire de guerre de six canons, et vinrent livrer leur prise, pavillon flottant, à l’escadre fédérale.

L’augmentation rapide de la population africaine de Port-Royal, les graves difficultés que cette foule de faméliques, sans cesse accrue, ajoutait au problème des approvisionnemens, et surtout les remontrances de la presse abolitioniste du nord, firent enfin comprendre au gouvernement américain qu’il fallait sans retard s’occuper de l’instruction des nègres et de leur organisation en société régulière. Le secrétaire des finances, M. Chase, envoya dans l’archipel un de ses amis, M. Pierce, simple volontaire, qui avait été précédemment chargé de surveiller et d’embrigader les nègres réfugiés sous le canon de la forteresse Monroe. M. Pierce, après s’être rendu un compte rapide de l’état des noirs et des plantations de Port-Royal, s’empressa d’expédier son rapport au secrétaire des finances, et partit pour Boston, où il exposa directement au public la situation des affaires et demanda le personnel et les fonds indispensables à la réussite de son œuvre. En même temps d’autres amis des noirs agissaient aussi à New-York et à Philadelphie. Des sociétés s’organisèrent, les souscriptions affluèrent, et moins de trois semaines après le premier appel de M. Pierce, quatre-vingt-treize missionnaires, parmi lesquels dix-neuf femmes, étaient déjà embarqués pour l’estuaire de Port-Royal. Leur mission était « d’agir en qualité de surveillans et d’instituteurs, les uns pour diriger les travaux des champs, les autres pour enseigner aux enfans et, s’il était possible, aux adultes les premiers élémens des connaissances humaines, pour inculquer aux élèves le respect de leur propre dignité et l’habitude de compter sur eux-mêmes. » Cette petite armée pacifique, bien plus importante dans l’histoire de la civilisation que tous les corps de troupes expédiés de part et d’autre depuis le commencement de la guerre civile, se composait presque en entier d’agens envoyés aux frais de sociétés particulières ; trois seulement avaient reçu leur mission du gouvernement fédéral.

À la fin de mars 1862, lorsque M. Pierce revint à Port-