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elles seules délivré plus de 3,000 esclaves, et les avaient acheminés vers la terre de la liberté ; en outre un grand nombre de noirs s’étaient échappés des plantations sans attendre les bandes libératrices, et, voyageant de nuit à travers les forêts, avaient réussi à gagner la frontière. Entraîné par l’exemple de ses hommes, le sénateur Lane, qui, de son propre aveu, « se serait fait avec joie chasseur de nègres avant la prise du fort Sumter », professait maintenant que « l’affranchissement d’un esclave portait au royaume de Secessiaun coup plus terrible que la mort d’un soldat ; » il priait « le Tout-puissant d’endurcir les cœurs des rebelles comme celui de Pharaon et de les faire persister dans leur crime, afin qu’on pût envahir leur territoire et faire tomber les chaînes de tous les esclaves. » Dans l’espace de six mois, la troupe du brave sénateur, forte de 1,200 volontaires seulement, libéra plus de 2,000 noirs ; souvent elle en comptait dans ses rangs plusieurs centaines qui s’organisaient par compagnies et s’exerçaient au maniement des armes. Lorsque les péripéties de la guerre entraînaient la brigade à une assez grande distance dans l’intérieur du Missouri, les noirs la suivaient dans sa marche et commençaient leur apprentissage d’ouvriers libres en s’occupant des travaux du camp moyennant un salaire de 5 à 10 dollars par mois ; mais après chaque expédition, lorsque la brigade était revenue près de la frontière du Kansas, les affranchis se réunissaient en corps, et sous la conduite d’un chapelain de l’armée se rendaient en caravane vers la terre libre. Ils franchissaient la limite des deux états en poussant des acclamations en l’honeur du vieux John Brown, et, désormais sûrs de leurs propres personnes, ils se divisaient par familles ou par groupes d’amis et s’empressaient d’offrir leurs services aux villageois et aux fermiers du Kansas. Dès la première semaine, ils étaient tous placés et tenaient dans leurs mains la copie du contrat qui leur assurait un salaire régulier, le droit inappréciable d’aller et de venir, celui de conquérir l’aisance ou même la fortune à la sueur de leurs fronts. Des agens spéciaux veillaient à l’exécution des contrats et s’occupaient de l’éducation des nouveaux-venus. Des chapelles, des écoles s’ouvraient dans tous les villages de la frontière immédiatement après l’arrivée des immigrans africains. Plus d’un an s’est écoulé depuis que ces hommes sont devenus libres, et tous les témoignages s’accordent à dire qu’ils travaillent pour leur propre compte avec autant d’ardeur qu’ils mettaient naguère de répugnance à travailler pour le compte d’autrui. Grâce à eux, le Kansas, dont la prospérité actuelle contraste si fortement avec la désolation du Missouri, prouve combien ses énergiques habitans avaient raison de défendre la liberté du sol au péril de leur vie contre les empiètements des planteurs.