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Des colons impatiens de toute légalité s’étaient réunis en foule dans ces régions situées aux confins du monde civilisé et forcément négligées par le gouvernement fédéral. Leurs bandes, il faut le dire, étaient composées d’élémens très divers. Nombre de pionniers demi-sauvages étaient accourus uniquement par amour de la bataille. Le plaisir de courir les aventures et de braver le péril, l’orgueil farouche qu’on éprouve à vaincre la faim, le froid ou la fatigue, les émotions de l’embuscade, les hideuses joies du cri de guerre et de la lutte corps à corps, toutes ces choses qui effraient l’homme paisible étaient précisément ce qui attirait ces redoutables jayhawkers. La présence des Indiens ajoutait encore à la fête. La fraction la plus importante de la tribu des Creeks, les Cherokees, les Choctaws, tous les peaux-rouges qui, sous prétexte de civilisation, sont devenus propriétaires de nègres[1], s’étaient soulevés en faveur de la confédération esclavagiste ; ils menaçaient de leurs tomahawks les pionniers du Kansas et scalpaient tout vivans ceux qui tombaient en leur pouvoir. Des coureurs de prairie, des petits blancs du Texas et de l’Arkansas grossissaient ces bandes féroces. À leur tête, on voyait apparaître le terrible Texien Bosse-de-bison, ce guerrier légendaire qui se disait petit-fils de Fra-Diavolo et portait toujours avec ses armes une bible reliée dans la peau d’un homme du nord tué de sa main. En face de pareils adversaires, les capitaines des bandes unionistes devaient eux-mêmes user de procédés sommaires. Un de ces chefs, le sénateur fédéral Lane, démocrate de vieille roche brusquement converti à l’abolitionisme, ne craignait pas de dire à ses soldats : « Détruisez, dévastez, désolez, voilà la guerre ! » Le colonel Jennieson s’exprimait d’une manière encore plus énergique et mêlait à son cri de guerre une sanglante ironie à l’adresse de la cour suprême. « Les rebelles, disait-il, sont hors la loi ! Nous les traiterons partout comme des ennemis de Dieu et des hommes, comme des gens trop vils pour qu’ils puissent rien posséder en propre, comme des êtres n’ayant aucune espèce de droits que les hommes moyaux soient tenus de repecter ! » Ses actes étaient d’accord avec ses paroles : il faisait vivre ses troupes sur les propriétés des planteurs, brûlait les maisons en guise d’adieu, donnait la liberté et des armes aux esclaves.

Mais la vraie force des volontaires du Kansas, celle qui leur fit conquérir définitivement le Missouri à la cause de l’Union, c’était la ferveur abolitioniste de quelques-uns d’entre eux. Ceux-ci avaient fait de la délivrance des nègres la mission de leur vie et saisissaient

  1. Lors du recensement de 1860, ces diverses tribus possédaient 7,369 noirs répartis entre 1,154 propriétaires. Un seul planteur creek avait à lui seul 227 esclaves.