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massacres de Bull’s Run, le combat du Merrimac et du Monitor, la prise de la Nouvelle-Orléans, le siège de Vicksburg occupent une beaucoup plus large place que la fuite silencieuse de milliers d’esclaves et l’abolition graduelle de la servitude africaine. On ne saurait s’en étonner : le spectacle d’hommes qui s’entr’égorgent offre un poignant intérêt qui satisfait je ne sais quel instinct barbare et le besoin d’émotions violentes. D’ailleurs les alternatives de la lutte ne demandent pour être comprises aucun effort intellectuel, tandis que les évolutions progressives de la société, embrassant à la fois le passé et l’avenir, doivent être étudiées avec un esprit philosophique. À la longue, les faits s’oublient peu à peu, à moins qu’ils n’aient saisi l’imagination des peuples et ne se soient transformés en légendes ; mais les idées cachées sous le tumulte des événemens se révèlent et grandissent à mesure, semblables aux montagnes qui paraissent d’autant plus hautes qu’on s’éloigne de leur base.

Parmi ces idées, qui se dégageront peu à peu de la crise américaine, aucune, ce nous semble, ne se manifestera d’une manière plus éclatante que celle du droit absolu que les hommes de races diverses ont à la liberté. Sur le sol classique de l’esclavage, les noirs deviendront les maîtres de leur propre corps et se mêleront à la société des blancs, leurs anciens possesseurs ; la servitude, qui dans aucun pays du monde n’avait trouvé de plus audacieux défenseurs, aura été jugée définitivement par ses abominables conséquences. Dans le désir de faciliter leur travail aux écrivains qui raconteront un jour en entier la lutte de l’émancipation, nous allons tâcher de décrire ici les premières phases de cette heureuse transformation des camps d’esclaves en communautés d’hommes libres. Les documens sont rares, car les défenseurs qu’une main cachée suscite aux nègres d’Amérique songent à combattre et non pas à raconter l’histoire de ceux qu’ils sont chargés de secourir ; cependant les faits épars que nous pourrons recueillir et que nous discuterons impartialement suffiront pour faire comprendre la gravité des événemens auxquels notre génération a le privilège inappréciable de pouvoir assister.


I

Pour mesurer plus facilement l’énorme progrès accompli depuis deux années dans la condition des nègres et dans l’opinion publique des Américains du nord au sujet de l’esclavage, il n’est pas inutile de rappeler en peu de mots quelle était la situation à l’époque de la dernière élection présidentielle. Alors l’extension et l’aggravation de