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seigneurs et de filles de la reine étaient aux gages du surintendant, il dédaignait trop ce monde besoigneux et frivole pour en prendre quelque ombrage, et le juste mépris qu’il portait aux protégés couvrait le protecteur contre sa vengeance. Devenu aux derniers temps de sa vie esclave de ses habitudes, Mazarin n’aurait pas été moins contrarié d’un changement dans le personnel de son ministère que du déplacement d’un meuble dans sa chambre à coucher. Telle fut l’espèce de répugnance contre laquelle vinrent constamment échouer les observations de Colbert, dont la probité refrognée faisait un ennemi pour ainsi dire naturel du surintendant. Mazarin laissa donc à celui-ci son portefeuille, parce que, tout en pénétrant fort bien ses manœuvres, il ne les redoutait pas assez pour prendre sans nécessité le souci de lui chercher un successeur; mais en s’épargnant à lui-même l’ennui de remplacer un serviteur toujours respectueux, quoique enivré, le cardinal se tint pour obligé d’éclairer complètement le jeune roi, qu’il avait préparé à régner par lui-même avec un soin trop méconnu de l’histoire[1]. Tout fait présumer qu’il révéla à Louis XIV les pratiques criminelles et les dangereuses menées du surintendant, et que lorsque sur son fit de mort Mazarin, afin de s’acquitter envers son souverain, lui demanda de se servir de Colbert, il lui conseilla de se séparer de Fouquet.

Le surintendant se fit, sur sa position et sur la nature des périls dont il soupçonnait l’approche, une double illusion à peine explicable pour un homme qui entretenait des espions dans tous les salons et dans toutes les alcôves. Se tenant pour pleinement assuré du roi lors même que celui-ci était déjà à peu près décidé à le perdre, il ne se préoccupait que de Mazarin, sans voir que l’indifférence du cardinal était alors la plus sûre garantie contre sa colère. Les plans de résistance militaire et d’insurrection tracés par Fouquet de 1657 à 1659 présupposent tous ou son renvoi du ministère ou son emprisonnement ordonné par Mazarin, et correspondent au projet d’une lutte engagée non pas contre le roi après la mort de son premier ministre, mais contre le cardinal lui-même conservant la plénitude de sa puissance. C’est moins le manifeste d’une guerre engagée contre l’autorité royale que le programme d’une nouvelle fronde dans laquelle Fouquet prend sans façon le rôle du prince de Condé. Tous ces tristes projets, plus dignes assurément de pitié que de vengeance lorsqu’on les apprécie par leurs chances de succès, viennent se résumer dans le trop fameux mémoire de Saint-Mandé, écrit

  1. Nous avons signalé déjà les habiles et persévérans efforts de Mazarin pour initier Louis XIV au métier de roi et pour le dissuader de prendre un autre premier ministre. — Voyez les Fondateurs de l’unité française, t. II, p. 436 et suiv.