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qu’un. Le plaignant produisit deux faux témoins turcs ; il gagna donc sa cause. Le barbier fut condamné à payer, en échange de la dent qu’il était censé s’être appropriée, une indemnité de soixante onces d’argent ; comme le pauvre diable était tout à fait incapable de trouver une pareille somme, les dommages et intérêts furent réduits, sur ses supplications et sur la prière de quelques hommes influens de sa nation, à 60 piastres qu’il lui fallut donner pour ne pas être mis en prison !

À ce compte, il semblerait qu’on pût jouer pareil tour à n’importe quel chrétien, et que deux ou trois coquins associés ensemble dussent aisément dépouiller ou, pour prendre le mot propre, faire chanter un raïa quelconque. Dans la pratique, il n’en va point tout à fait ainsi, et il n’y a guère que les pauvres, les petites gens qui soient réellement très exposés à de telles avanies. Les riches, à cause de leur fortune même, qui appelle les convoitises, paraîtraient devoir être plus souvent en butte à de pareilles attaques ; mais tout au contraire leur richesse même les sauve, et la vénalité de la justice turque les protège contre les conséquences fâcheuses que pourrait entraîner la situation d’infériorité légale où ils se trouvent dans tout procès engagé contre un Turc. C’est ainsi qu’un abus dont les résultats possibles font frémir trouve en fait sa correction, son remède dans un autre abus non moins monstrueux. La pratique a de ces compensations, de ces dédommagemens dont ne se doute pas la théorie. On ne s’en prend point aux chrétiens aisés, parce qu’on les sait en mesure d’acheter autant de témoins qu’il en faut, et le juge par-dessus le marché. Avez-vous un procès pendant devant le medjilis, donnez à Cani-Bey une somme proportionnée à l’importance de l’affaire, et vous êtes sûr de gagner. Le cadi n’est pas plus incorruptible. Je demandais à un Européen qui habite Angora depuis dix ans s’il n’y avait pas quelquefois, par exception, des cadis honnêtes, « Je ne jurerais point, me répond-il, qu’il n’y en a pas ; tout ce que je sais, c’est que je n’en ai pas encore vu. »

Le pacha de son côté fait argent de tout ce qu’il peut vendre, et, pourvu que ses coffres se remplissent, se préoccupe peu du brigandage, qui s’exerce parfois aux portes mêmes d’Angora. Le lendemain du jour où nous arrivions, un prêtre catholique revenait, avec une vieille servante, de sa petite maison de campagne : à un quart d’heure à peu près de la ville, il rencontre un Turc armé qui lui dit de descendre et de donner son cheval. Le chrétien demande pourquoi ; l’autre, pour toute réponse, lui appuie un canon de pistolet sur la poitrine. À demi mort de peur, le malheureux prêtre a bien vite mis pied à terre ; aussitôt rentré en ville, il s’est fait saigner. L’évêque a envoyé déposer sa plainte entre les mains du pacha : celui-ci a immédiatement fait monter à cheval quatre zaptiés et les a