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avait plongé les infidèles maudits, que Dieu confonde! De là à la pensée d’imiter ces exploits, il n’y avait pas loin; des propos mal sonnans, des paroles menaçantes revenaient de toutes parts aux oreilles des chrétiens. En vain le pacha et les principaux Turcs de la ville, par toute sorte de promesses d’assistance et d’efficace protection, essayaient-ils de rassurer Arméniens et Grecs : on savait le pacha dépourvu d’énergie et de courage personnel, et quant aux autres on se disait que, lors même qu’ils seraient de bonne foi, en cas d’un soulèvement populaire, ils se verraient bien vite entraînés par le flot, ou tout au moins réduits à l’impuissance. Le mieux eût été de prendre une attitude résolue et de se préparer à une défense qu’eussent rendue facile aux chrétiens d’Angora leur nombre et leur situation; beaucoup d’entre eux sont chasseurs, et ont même, ce qui est très rare en Orient, l’habitude de tirer et de tuer les perdrix au vol; il y a bien peu de maisons chrétiennes qui ne contiennent des fusils, et on ne se décide guère à attaquer des gens que l’on sait bien armés et décidés à vendre chèrement leur vie. Malheureusement, accoutumé à craindre les Turcs et à ne voir dans l’usage des armes à feu qu’un moyen de célébrer les noces plus bruyamment et de manger parfois un lièvre ou un perdreau, tout ce peuple de marchands se serait laissé égorger, j’en suis convaincu, « avec déplaisir, mais avec patience. » On se bornait donc à trembler et à prier, au milieu d’alertes chaque jour plus vives, quand on apprit enfin le débarquement des troupes françaises à Beyrouth. Alors on commença à respirer; les Turcs sentirent que le moment était passé, et que c’était peut-être à leur tour d’avoir peur. Les honnêtes gens et les esprits modérés reprirent le dessus, les violens se turent et tâchèrent de se faire oublier; en quelques jours, l’agitation avait disparu.

C’est ainsi que notre expédition de Syrie, malgré les fautes commises, en dépit des jalousies qui en ont contrarié la marche et abrégé la durée, a été autre chose, quoi qu’on en ait dit quelquefois, qu’une tentative généreuse et impuissante, qu’une bonne intention non suivie d’effet. La France, quoiqu’elle n’ait pu accomplir tout ce qu’elle avait projeté, ou, si l’on veut, tout ce qu’elle avait rêvé de faire pour les chrétiens de Syrie, quoiqu’elle ait vu revenir ses soldats plus tôt qu’elle ne les attendait, la France ne doit pas regretter, tout compte fait, son expédition de Syrie. Les Européens qui se trouvaient alors dans la Turquie d’Asie, ou qui, comme moi, y ont passé peu de temps après l’événement, peuvent en rendre hautement témoignage : dans quelque fâcheuses conditions qu’elles soient parties, nos troupes, par leur arrivée à Beyrouth, ont sauvé la vie à des milliers de chrétiens. En touchant le sol de la Syrie, nous avons, qu’on me passe la comparaison, mis le pied sur une