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il est l’associé du pacha et de sa bande dans toutes ces transactions malhonnêtes, dans cette exploitation de la province par ses premiers magistrats. Voilà comment, après Reschid-Pacha et Cani-Bey, le personnage le plus puissant de la ville est un catholique, Havak-Oghlou, le plus riche de sa nation et celui qui s’entend le mieux à produire une disette artificielle dans les années d’abondance ou à faire payer aux villages le double de la somme à laquelle ils ont été taxés. Au premier abord, on ne se douterait pas de la prépondérance dont jouit ce raïa, qui semble ne différer en rien de ceux que l’on a vus ailleurs si opprimés et si humbles. Il est modestement vêtu, il porte ce turban noir qui fut longtemps la seule coiffure permise aux chrétiens, et dont les vieillards ne se sont pas encore déshabitués. Tandis que les couleurs vives et joyeuses, comme le blanc, le rouge, le vert ou le bleu, étaient réservées aux vrais croyans, le noir, cette couleur sombre et triste, était assigné aux chrétiens par un usage qui avait force de loi, et auquel, en bien des endroits, il ne faudrait pas encore se risquer à déroger; c’était un frappant symbole de dépendance et d’abjection, et ces insignes de deuil convenaient bien à ces vaincus qui ne semblaient point avoir l’espérance de jamais se relever, à ces déshérités dont l’existence était à peine tolérée dans ces villes qu’avaient fondées et longtemps possédées leurs ancêtres. Maintenant, presque partout, les chrétiens se sont mis à porter le fez, et, grâce à ce changement de coiffure, aucune différence humiliante de costume ne les distingue plus des musulmans. Havak, un homme d’une cinquantaine d’années, a gardé, sans doute par habitude, l’ancienne mode ; mais à le voir en face des musulmans, on reconnaît bientôt qu’il a conscience de son pouvoir, et qu’il sait combien les temps sont changés. Nous allons, avec l’évêque et lui, rendre visite au pacha, et il se présente chez Cani-Bey un jour où nous y étions nous-mêmes. Chez l’un comme chez l’autre, il paraît tout à fait à son aise; il ne va pas, comme le font trop de raïas, s’asseoir humblement par terre, tout près de la porte, au-dessous du dernier des musulmans présens à l’audience, mais il s’installe sur le divan, tout à côté de nous, pas trop loin du maître de la maison; il ne prodigue pas les témênahs ou saluts de la main; il n’affecte pas l’humilité, et semble très bien savoir que le pacha et le bey ont encore plus besoin de son concours que lui du leur, et qu’ils seraient bien fâchés de se brouiller avec quelqu’un qui peut leur faire gagner autant d’argent. Les autres Turcs, qui se rendent compte de la situation, le traitent avec une déférence marquée, et craignent fort de l’avoir pour ennemi. Il y a, quoique à un moindre degré, quelque chose de la même aisance dans l’attitude des autres primats chrétiens en présence du gouverneur et de certains Turcs de haute volée; enfin, toutes les fois que l’évêque se rend au konak