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Après des journées ainsi remplies, le soir je me donne congé et je cherche à réunir le plus possible de renseignemens sur l’état actuel du pays. Il n’y a dans la ville que deux Européens, un médecin français et un Italien, MM. Duclos et Malfatti, ce dernier un des plus nobles compagnons de Manin ; il a été ministre des finances de la république de Venise pendant sa courte et glorieuse existence. Je ne compte pas parmi les Européens un vieux médecin d’origine italienne né dans le pays et qui en porte le costume, M. Leonardi, ni un autre médecin et quelques négocians hellènes. C’est chez MM. Duclos et Malfatti que nous passons tout d’abord une partie de nos soirées, c’est par eux, ainsi que par l’évêque et ses prêtres, que nous commençons à recueillir quelques renseignemens sur la population d’Angora et sur la manière dont elle se partage entre les races et les cultes différens. On sait que la statistique n’existe pas en Turquie, et que dans tout le Levant, en fait d’évaluations, il faut toujours se contenter d’à peu près. Il y a ici cinq nations ou milet, cinq groupes distincts dont chacun a ses chefs particuliers, ses registres de l’état civil séparés, son organisation indépendante. Voici les chiffres que la comparaison de diverses données me fournit pour chacun de ces groupes : la ville contiendrait maintenant environ vingt-cinq mille Turcs, de onze à douze mille Arméniens catholiques, quatre mille Arméniens non unis, trois mille Grecs et un millier d’Israélites. Ces chiffres seraient plutôt, selon moi, au-dessus qu’au-dessous de la vérité. Je voudrais donner rapidement quelques détails sur chacune de ces populations prises à part, et montrer ensuite dans quels rapports elles vivent ensemble, quelle est au milieu d’elles la situation, quel est le rôle réel des magistrats qui représentent le pouvoir central.


I.

La population musulmane est à peu près à Angora ce qu’on la trouve dans les autres villes de quelque importance en Anatolie. On peut la diviser en quatre catégories. En première ligne sembleraient venir les fonctionnaires nommés par le pouvoir central, la plupart étrangers au pays, qui occupent toutes les places, le pacha le cadi, le muphti, les mollahs, le directeur des vakoufs (biens des mosquées), avec les kiatibs ou secrétaires attachés à tous ces dignitaires ; mais ces employés, grands et petits, sont souvent déplacés : tirer de leur charge beaucoup de profits le plus vite possible est leur principal souci, et ils ne restent jamais dans le pays assez longtemps pour s’y établir et s’y enraciner solidement. L’influence la plus réelle, la plus constante appartient aux riches