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Nous menons à Angora une existence tranquille et sédentaire, à laquelle j’ai d’abord de la peine à m’habituer. On n’est pas impunément en route depuis cinq mois, accoutumé à changer constamment de place, à voir tous les jours du nouveau. Quant à l’esprit, il se fait vite à cette nouvelle manière de vivre. Les fouilles que conduit à l’Augusteum M. Guillaume, la grande inscription que j’arrache aux masures qui la couvraient, et que je déchiffre à mesure que la pioche de nos ouvriers la rend au jour, tout cela m’intéresse et me passionne plus même que je ne l’avais espéré. En même temps c’est là une excellente occasion d’étudier à loisir, dans une ville de l’intérieur, où Turcs et chrétiens sont abandonnés à eux-mêmes, loin de l’influence européenne et des yeux des consuls, ce qu’un Européen peut pénétrer des mœurs et des idées d’une population musulmane, les usages et le génie des différentes races qui vivent ici juxtaposées, et les relations qui subsistent entre elles.

Chaque matin, avant sept heures, nous partons, M. Guillaume et moi, pour les ruines du temple de Rome et d’Auguste, ou plutôt, comme le dit l’inscription, d’Auguste et de Rome, situées à environ dix minutes de notre demeure, dans l’enceinte de la mosquée d’Hadji-Beïram. Les parois internes du pronaos de ce bel édifice nous ont, on le sait, conservé l’inscription qui est connue, depuis le XVIe siècle, sous le nom de monument d’Aneyre; c’est, écrit par Auguste lui-même à l’âge de soixante-seize ans, le résumé de ses actions, le précis de son règne, ce que l’on a depuis appelé, d’un mot qui a passé dans l’usage, son testament politique. Il fallait recopier, avec tous les scrupules d’exactitude que justifiait l’importance d’un pareil monument historique, le texte latin, dont on n’avait que des transcriptions hâtives et incorrectes : la plus moderne remontait à Tournefort, vers 1700. Il fallait enfin dégager et transcrire tout ce que nous pourrions de la traduction grecque de ce même document, que Pococke et Hamilton avaient signalée sur la face externe du mur oriental de la cella, et dont ils avaient donné quelques fragmens ; plusieurs maisons turques adossées au temple la dérobaient presque tout entière à la vue.

C’est un long et minutieux travail. Pendant le premier mois, je m’occupe à transcrire le grec, et comme je n’ai abattu des maisons dont je m’empare que les murs de refend et la cloison de brique qui cachait le marbre et l’inscription, je travaille dans l’obscurité. Je n’oublierai jamais toutes les heures que j’ai passées là, vis-à-vis de cette chronique murale, que je déchiffrais lettre par lettre en faisant jouer, de manière à éclairer de divers côtés chacun des caractères, la bougie que je tenais à la main, et dont j’inondais mes vêtemens. Cela n’était pas ennuyeux, loin de là : c’était un vrai bonheur quand