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province d’Afrique qui donna son nom au continent tout entier[1]. Là dominait la grande Carthage, reine de la Méditerranée et rivale de Rome, qui comptait parmi ses vassales plus de trois cents cités africaines ; là s’élevaient Utique, Hadrumetum et tant d’autres grandes villes connues et inconnues dont les magnifiques débris jonchent le sol sur des espaces considérables. Des aqueducs, aujourd’hui sans eau, enjambent les vallées désertes et pénètrent dans le flanc des collines ; des jetées et des môles, frangeant le rivage, marquent l’emplacement d’anciens ports qu’envahissent incessamment les sables ; des restes de ponts, dont l’un avait 6 kilomètres de longueur, s’élèvent encore au-dessus des flots entre les îles de la Syrte et le continent ; des carrières ouvertes dans les promontoires développent au loin leurs vastes cavités silencieuses, d’où sortirent autrefois les monumens d’Utique et de Carthage.

Grande est la désolation de cette terre, jadis si riche et si peuplée. L’œuvre de destruction est tellement complète qu’en Tunisie le mot de henckir sert à désigner indifféremment une ferme ou un amas de ruines. D’après M. Guérin, cette acception est même la plus commune. Les guerres civiles, les incursions des Bédouins nomades et surtout le gouvernement oppressif des anciens beys, aggravé dans les provinces par l’arbitraire des cheiks, ont en certains endroits dépeuplé les campagnes. Cependant le bord de la mer offre encore de distance en distance de petites villes commerçantes et industrielles ; quant à la capitale, malheureusement située sur une langue de terre à la fois insalubre et défavorable au commerce, entre une saline marécageuse et une lagune encombrée de vase, elle est néanmoins la troisième cité du continent africain : le Caire et Alexandrie la dépassent seuls en importance. Lorsque la ville de Tunis aura été assainie, nul doute qu’elle ne mérite le nom de Fleur de l’Occident que lui ont donné les Arabes.

Quel sera le peuple civilisé dont l’influence aura la plus grande part dans l’œuvre de régénération de la Tunisie ? C’est là une question des plus importantes que les faits cités par M. Guérin peuvent aider à résoudre. Deux nations européennes sont en présence à Tunis, la France et l’Italie. La France, qui possède aujourd’hui l’ancien beylick d’Alger et dont les troupes franchiraient la frontière tunisienne au premier signal, est une trop puissante voisine pour que sa prépondérance politique ne soit pas inévitable. Le consul-général français établi à Tunis pourrait facilement jouer un rôle semblable à celui des ministres résidens que la compagnie des Indes entretenait auprès des rajahs, et cette possibilité suffit pour assurer à ses conseils une autorité décisive. Aussi les grands travaux d’utilité publique se font-ils soit par l’intervention directe du gouvernement d’Alger, soit plus sim-

  1. Le bassin de la Medjerdah et tout le nord de la Tunisie conservent encore leur ancienne dénomination sous la forme corrompue de Frikia ou Ifrikia.