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une autorisation spéciale de celui-ci. Qui pourrait être dupe de cet artifice et de cette chicane ? Se figure-t-on une troupe russe refoulée ou poursuivant une bande insurgée, attendant sur la frontière l’autorisation de passer ? De deux choses l’une : ou il suffira de l’autorisation d’un fonctionnaire local et voisin, autorisation que l’on demandera après coup, puisqu’on sera sûr d’avance de l’obtenir, ou il faudra demander l’autorisation à Berlin, si c’est au nom d’une troupe russe, à Pétersbourg si c’est au nom d’une troupe prussienne. On la demandera, soit ; mais on l’attendra d’autant moins qu’il faudra l’aller chercher plus loin : dans la pratique, le fait devancera toujours le droit, et si la réserve des autorisations spéciales est inscrite dans la convention, c’est un masque qui n’est point à la mesure de l’action et qui ne trompera personne. Ainsi ce qui est réellement dans l’arrangement que la Prusse a conclu avec la Russie, c’est l’ouverture du territoire prussien aux opérations de l’armée russe ; c’est la coopération même au besoin des forces prussiennes sur le territoire russe ; c’est une puissance qui, en vue d’une guerre civile qui a éclaté dans un pays voisin, sort volontairement de la neutralité propre à sa situation, contracte avec une autre puissance une solidarité politique, et noue avec elle une alliance militaire passive et active.

Il n’est pas nécessaire de juger la conduite du gouvernement prussien dans cette transaction au point de vue des idées de justice et d’humanité. Que dire d’un gouvernement qui prend gratuitement à son compte et après coup la responsabilité des mesures odieuses qui ont provoqué l’insurrection polonaise ? Que dire d’un gouvernement qui prend si scandaleusement le parti du fort contre le faible ? Que dire d’un gouvernement qui en ce siècle met un tel empressement à se dépouiller du noble droit d’asile ? La conscience de l’Europe a déjà jugé le cabinet de Berlin. Le peuple prussien lui-même, disons-le à son honneur, le censure hautement par l’organe de ses représentans, et c’est avec bonheur que l’on voit dans cette circonstance l’expression de la politique honnête et intelligente, au sein du parlement prussien, confiée à M. de Sybel, une des gloires littéraires de l’Allemagne. Au point de vue moral, M. de Bismark a eu le triste succès de rendre vivante après un siècle, devant une Europe plus sensible aux droits des peuples et mieux préparée à les faire respecter, cette coalition rapace du diabolique Frédéric et de l’effrénée Catherine qui a commencé la spoliation de la Pologne ; mais il a procuré à la bonne cause un premier avantage. En ouvrant la frontière prussienne aux troupes russes, il a ouvert aussi un premier accès à la diplomatie européenne dans les affaires de Pologne. En voulant résoudre ces affaires à deux par une alliance militaire, il a donné le droit aux signataires des anciens traités relatifs à la Pologne de prétendre à délibérer à cinq sur cette émouvante question ; en cherchant à brusquer par des moyens extra-légaux la répression d’une révolte qui éclatait chez son voisin, il a fourni aux puissances libérales l’occasion