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mettait à l’abri du doute, elle ne le défendait pas contre les tristesses mêmes de la doctrine. Le spectacle de l’univers et de la vie tel que l’offrait le système du maître n’était point fait pour contenter une âme facile à émouvoir. Le sombre poète n’est pas seulement attristé par les désordres politiques et par cette vaste mêlée des passions contemporaines qui bouleversaient le monde, la vue de la destinée humaine telle que l’a faite la nature livrée à toutes les aventures du hasard le remplit de trouble, de pitié et de découragement. Personne n’a peint avec un pareil accent de douleur la naissance de l’homme jeté faible et nu hors du sein maternel comme un naufragé sur les rivages de la vie, et dont le premier cri est un sanglot, comme il convient, dit-il, à un être misérable réservé à tant de malheurs. A peine a-t-il détruit les dieux et enlevé le monde à leur pouvoir détesté, le voilà forcé de reconnaître qu’il y a dans l’univers une force cachée, inéluctable, innomée, qui se plaît à écraser toutes les grandeurs humaines. Lui, le chantre de la volupté pure, il ne peut s’empêcher d’avouer que du fond des délices il s’élève une certaine amertume qui vous prend à la gorge même au milieu des fleurs.

Medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat.

Plus que les autres anciens, il a senti ce qu’il y a de fragile, d’incomplet, de limité dans la nature humaine. Il y a un mot qui revient souvent dans ses vers et qui produit un grand effet, nequicquam, c’est en vain. Qu’il s’agisse de puissance ou de plaisir, le poète semble rencontrer partout les bornes des choses et s’y heurter avec douleur. L’éternelle passion qui anime ses vers, leur accent tragique, ce mélange de terreur et de pitié qui est le caractère de son éloquence, font penser que son cœur n’était pas entièrement pacifié par la philosophie, et donnent quelque crédit à la tradition qui nous parle de folie et de suicide. La meilleure réfutation de l’épicurisme est dans la tristesse de son grand poète. Faut-il l’attribuer au caractère de l’homme ou aux principes de la doctrine? Il est difficile de le décider. Peut-être n’est-ce pas impunément qu’une âme grande et passionnée se retranche certaines idées qui font, pour ainsi dire, partie de nous-mêmes, et soit que dans les transports religieux, comme Pascal, on violente sa raison jusqu’à la meurtrir, soit que dans le fanatisme de l’impiété, comme Lucrèce, on s’arrache l’idée divine, on risque également de ne pas trouver la paix qu’on attendait de cette violence ou de cette mutilation, et de sentir toujours la blessure qu’on s’est faite à soi-même.


C. MARTHA.