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lui-même, en attaquant toutes les divinités, fait penser au délire d’un hiérophante qui rend les oracles de son dieu. Dans l’ardeur de son prosélytisme, il s’exalte à la seule pensée que le premier il apporte aux Romains de si belles vérités. Ce poète d’ordinaire si impérieux rencontre alors des paroles pleines d’une condescendance charmante et d’une sollicitude presque maternelle pour l’ignorance qu’il prétend instruire. Qu’on nous permette encore de traduire ces quelques vers où, à l’ivresse de l’orgueil, se mêle la grâce du bonheur :

Des Muses je parcours les chemins non frayés
Qu’aucun homme avant moi n’a touchés de ses pieds;
Je veux, je veux goûter une source nouvelle
Où jamais n’a trempé nulle lèvre mortelle,
Et ces fleurs dont jamais les Muses de leurs mains
N’avaient paré le front des vulgaires humains,
Moi j’en couronnerai mon orgueilleuse tête.
De la grande nature intrépide poète.
J’entreprends d’arracher aux tristes nations
Les misérables fers des superstitions.
Mon vers, pour embellir cette matière obscure,
Aux Muses emprunta leur grâce et leur parure.
Ainsi, lorsqu’un enfant rebelle au médecin
Craint un breuvage amer qu’on lui présente en vain,
D’un miel délicieux une coupe entourée
Peut attirer sa lèvre à la liqueur dorée,
Et l’enfant jusqu’au fond du vase détesté
Dans son erreur candide aspire la santé.
Ainsi, puisqu’en mes vers la raison salutaire
Offense les regards de l’ignorant vulgaire,
Et qu’effrayé d’abord et reculant d’horreur
Il n’ose de mes chants sonder la profondeur,
Pour tromper son dégoût, mon innocente ruse
A versé sur mes vers le doux miel de la Muse.

Cependant, quelle que soit sa confiance dans sa doctrine, la joie de sa victoire philosophique et le zèle de sa propagande, nous croyons pouvoir dire en terminant que Lucrèce n’a pas rencontré cette félicité qu’il s’était promise et qu’il se vante d’avoir trouvée. Il a beau nous assurer de son bonheur, nous convier à le partager avec lui; on sent jusque dans ses ivresses une mélancolie profonde qui dément ses affirmations hautaines. Nous ne voudrions pas prêter à un poète antique des sentimens modernes, et nous savons qu’il existe aujourd’hui dans le monde moral des douleurs et des troubles presque inconnus à la sereine antiquité; mais Lucrèce, pour avoir abordé avec une passion personnelle et dans l’intérêt de son repos la science de la nature et le problème de la vie, a peut-être rencontré, avant d’autres esprits plus désintéressés, certaines afflictions d’une raison non satisfaite. Si sa foi absolue dans l’épicurisme le