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enfin respirer, qui échappe à d’effrayantes ténèbres, dont la vengeance ne se contente pas d’avoir vaincu, qui tient encore à triompher. Ne l’entendons-nous pas qui s’écrie dès le début de son poème, dans l’ivresse de sa foi nouvelle : « Grâce à ma doctrine, la religion à son tour est écrasée sous les pieds, et sa défaite nous rend égaux aux dieux. »

Quare relligio pedibus subjecta vicissim
Obteritur, nos exæquat victoria cœlo.

Parcourez tout le poème, et vous verrez que la seule inspiration de cette polémique religieuse est la terreur. C’est elle qui fournit à Lucrèce ses argumens aussi bien que son éloquence. Lorsque, par exemple, dans un morceau célèbre il essaie de peindre l’origine des religions, il ne se demande pas si la croyance à un Dieu est un besoin de l’esprit, une donnée de la raison, une nécessité logique, un instinct de l’âme ou le fondement de la morale ; la peur du genre humain lui suffit pour tout expliquer. Selon lui, la vue des phénomènes du ciel, dont la régularité paraissait inexplicable et dont l’effrayant aspect semblait révéler une puissance mystérieuse, a fait naître dans le cœur consterné des mortels cette idée funeste de la Divinité. Qu’on nous pardonne si, pour conserver quelque chose du rhythme de Lucrèce, et tout en restant fidèle au texte, nous essayons de traduire en vers ces fureurs de l’incrédulité :

Ainsi, l’homme voyant dans les célestes plaines
Les saisons revenir à des heures certaines.
Ne pouvant pénétrer ce mystère des cieux,
Sa raison impuissante avait recours aux dieux,
Remettait l’univers à leurs mains protectrices
Et faisait tout mouvoir au gré de leurs caprices.
Dans le ciel il plaça leur éternel séjour,
Dans ces lieux où paraît l’astre brillant du jour
Et le flambeau nocturne et ces flammes funèbres
Qui de leur vol errant sillonnent les ténèbres,
D’où descendent la pluie et la neige et le vent,
Les éclats du tonnerre et son mugissement.
race des humains, quelles sont tes misères
Depuis ces dieux armés d’éternelles colères!
Hélas! que de douleurs, que de gémissemens
Vous avez amassés pour vous et vos enfans!

Lucrèce est encore tout irrité contre ces premiers hommes qui ont légué à leurs descendans un si triste héritage d’erreur. Son amer dédain se reporte aussitôt sur les pratiques religieuses de son temps auxquelles continue à recourir l’imbécillité humaine. Il ose, lui Romain, dans des allusions précises, railler les plus saintes coutumes de la piété romaine, et non point avec le léger sourire du scepticisme