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l’Olympe, et, bien qu’ils fussent quelquefois grands-pontifes, de rappeler le mot de Caton sur les augures, qui ne peuvent se regarder sans rire; mais que l’un ou l’autre de ces libres esprits éprouvât quelque malheur, il lui arrivait souvent de se mettre en règle avec ces dieux objets de sa risée ou de ses mépris, et d’accomplir à la hâte une des plus puériles formalités du culte national. Lucrèce connaissait cette fausse bravoure, et le premier il a dit :

Le masque tombe, l’homme reste,
Et le héros s’évanouit[1].


L’incrédulité était rarement entière, sans retour, et l’accoutumance à de certains momens ramenait les hommes les plus résolus aux croyances et aux pratiques les plus discréditées. La plupart des Romains flottaient entre la foi et l’incrédulité, allant de l’une à l’autre dans leur scepticisme perplexe, et démentant en plus d’une circonstance leurs paroles par leur conduite. Sans en donner des preuves nombreuses, sans parler des poètes qui paraissent souvent rendre hommage, avec une pieuse fidélité, aux plus ridicules traditions, sans, parler non plus des historiens tels que Tite-Live et Tacite, qui de bonne foi rapportent les présages et les prodiges, qui ne se rappelle Sylla, un esprit fort celui-là, qui traitait les dieux comme il avait coutume de traiter les hommes, qui avait mis au pillage le sanctuaire de Delphes, qui avait même ajouté le persiflage au sacrilège en raillant les signes de colère que donnait Apollon, ce qui ne l’empêcha point plus tard, dans un danger pressant, de tirer de son sein la petite statue d’or du même Apollon dont il avait pillé le temple, de baiser dévotement cette image qu’il avait volée sur les autels, et d’adresser à ce dieu impudemment outragé une prière touchante? Si de tels hommes, accoutumés à ne reculer devant aucun attentat, se sentaient tout à coup frappés d’inquiétude et de remords, et tremblaient encore devant le prétendu pouvoir de ces dieux, que ne devait pas éprouver la foule, surtout dans ces temps malheureux où l’Italie nageait dans le sang, où Rome était livrée aux proscriptions, dans ces temps qui vont de Marins à Catilina, où le ciel semblait vouloir lancer sur le monde toutes ses colères? A un poète tel que Lucrèce, persuadé jusqu’au fond du cœur que la superstition païenne était pour tous les esprits une cause de trouble et d’épouvante, il pouvait paraître utile et opportun, malgré les progrès de l’incrédulité, d’apporter aux Romains la doctrine salutaire d’Épicure, et de leur prouver le néant de ces formidables fantômes qui harcelaient de toutes parts la vie humaine.

  1. ….. Eripitur persona, manet res.