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nation. Toute la physique d’Épicure, dont Lucrèce est le chaleureux interprète, ne semble avoir été inventée que pour anéantir dans l’homme la croyance à l’intervention redoutable des dieux dans le monde et les affaires humaines. Il n’a point prétendu, comme on l’a dit, enlever aux hommes toute espèce de frein moral, mais leur procurer la tranquillité promise par la doctrine et les défendre contre les frayeurs insensées qui dans l’antiquité troublaient la vie. Le paganisme, on le sait, offrait aux âmes peu de consolations et d’espérances, et paraissait n’être qu’un immense instrument de terreur. Le ciel, la terre, les enfers, étaient peuplés de mille divinités terribles qui exerçaient sur le genre humain une sorte de tyrannie inexplicable et fantasque. La nature entière était comme infestée de ces ennemis invisibles, observateurs importuns et malveillans, et d’autant plus dangereux qu’on risquait sans cesse de les offenser sans le savoir, dont il était difficile de connaître les volontés. De là la science augurale, l’art des aruspices, la divination et les pratiques lugubres par lesquelles les hommes, dans leur incertitude pleine d’angoisse, essayaient de deviner les caprices divins. Tout devint présage, la foudre, le vent, la pluie, le vol d’un oiseau, le murmure des feuilles, le silence même. Et ce n’étaient pas seulement les mauvaises consciences qui avaient à trembler devant des dieux vengeurs : on eût pu leur savoir gré d’être si redoutables, s’ils n’avaient tourmenté que l’injustice et le crime ; mais l’innocence elle-même n’était pas rassurée, et se demandait sans cesse si, par oubli de quelques pratiques, par une parole de mauvais augure, elle n’était pas devenue criminelle. Comme le dit Lucrèce dans un langage poétique que la colère enflamme, « la superstition montrait dans le ciel sa tête épouvantable et de son horrible aspect accablait le cœur des mortels. »

Quæ caput a cœli regionibus ostendebat,
Horribili super aspectu mortalibus instans.

Il ne faudrait pas croire que l’incrédulité, générale à l’époque de Lucrèce, mît les Romains à l’abri de ces terreurs, et que par conséquent le poète se soit donné une peine inutile en combattant des chimères surannées. Sans doute les hommes cultivés, les beaux esprits, ceux par exemple qui discutent avec tant de grâce et de sans-façon sur les dieux dans les charmans dialogues de Cicéron, étaient, on peut le penser, au-dessus de ces frayeurs, et se reposaient sur le mol oreiller de leur scepticisme religieux, sans être en proie à des visions funestes. Dans la liberté d’une conversation familière et dans les confidences de l’amitié, il ne leur coûtait pas de railler les dieux du paganisme, de raconter la chronique scandaleuse de