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prix. Un corps exempt de douleur, une âme qui se soustrait aux soucis et aux craintes et qui jouit d’elle-même, voilà donc toute l’ambition de ce grave épicurien! Le poème serait à la longue d’une placidité insipide, si l’auteur était aussi calme qu’il voudrait l’être, aussi tranquille que le système; mais, par un étonnant contraste entre le langage et la doctrine, et qui prouve que Lucrèce ne s’est pas endormi dans ces molles douceurs, il demande, il réclame cette paix avec une passion véhémente. Jusque dans l’exposition de la science physique qui sert de fondement à sa morale, jusque dans les démonstrations logiques, il laisse voir un feu, une assurance, une obstination vaillante qui enlève ou soutient l’admiration. Cette doctrine pacifique est servie par une sorte d’éloquence tribunitienne. On respire partout dans le poème je ne sais quelle ardeur belliqueuse. L’esprit du Romain y est toujours sous les armes. C’est que pour assurer cette paix, unique objet de son désir, il fait la guerre à des ennemis que souvent il ne nomme pas et qui l’obsèdent; ces ennemis, ce sont les dieux.


II.

Nous sommes à l’aise pour parler de l’incrédulité agressive de Lucrèce, et nous ne nous croyons pas tenu à flétrir d’avance le poète par cela qu’il est un impie. Que nous importe l’impiété envers les croyances païennes? Ce n’est pas à nous de prendre leur défense. Je sais bien que le système de Lucrèce, dans ses principes généraux, enveloppe tous les cultes dans une égale réprobation, qu’il veut arracher des âmes toute espèce de sentimens religieux; mais n’est-il pas évident que dans ses intentions le paganisme seul est l’objet de ses attaques, et que tout le système n’est qu’une machine de guerre mise en mouvement par la haine des superstitions antiques? Nous dirons volontiers que dans cet assaut l’intérêt est du côté de Lucrèce, non pas qu’il oppose à des erreurs religieuses des vérités philosophiques plus incontestables : il combat l’erreur par l’erreur; mais dans ce conflit la cause du poète vaut l’autre. Son explication matérialiste de l’origine des choses n’est pas plus chimérique que la plupart des anciennes cosmogonies, sa morale n’est pas plus corruptrice que celle de la mythologie. Dans cette lutte de l’erreur contre l’erreur, nous n’avons donc pas à prendre parti pour l’une ou pour l’autre, mais nous pouvons nous intéresser sans scrupule à la belle furie de l’assaillant.

Si Lucrèce attaque la religion avec tant d’opiniâtreté, c’est toujours pour assurer la paix de son âme, pour en écarter les noirs fantômes par lesquels la superstition païenne épouvantait l’imagi-