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désolante des doctrines, dans la négation de la Providence divine et de l’immortalité de l’âme, car tout ce poème de la Nature n’a été entrepris que pour aboutir à la destruction des vérités où l’humanité semble avoir voulu placer toujours ses plus chères espérances. S’il ne s’agissait que d’un frondeur, comme on en rencontre souvent dans l’histoire, qui attaque les croyances communes avec légèreté à la façon de Lucien, qui se complaît dans un scepticisme insouciant, l’incrédulité de Lucrèce n’offrirait rien de rare ni de touchant: mais Lucrèce n’est pas un sceptique, ni un corrupteur volontaire et frivole, ni un persifleur indifférent. Il a engagé toute son âme dans cette lutte contre la religion, il combat pour sa propre tranquillité, pour tout son être moral, avec une gravité, une foi et des transports qu’on ne voit d’ordinaire qu’à ceux qui combattent pour les idées religieuses. En effet, tandis que la plupart des hommes qui sont vraiment émus par le problème de la destinée humaine tournent les yeux vers le ciel et saluent avec joie toutes les lueurs consolantes qui viennent à briller de ce côté, Lucrèce, par un mouvement tout contraire, et avec non moins d’enthousiasme et de sincérité, proclame son bonheur quand il s’est démontré à lui-même que, dans cette vie et après cette vie, il n’a rien à espérer ni à craindre des dieux. L’âme désolée de Pascal ne pousse pas des cris de joie plus profonds quand enfin elle se repose dans la possession de la vérité religieuse que Lucrèce lorsqu’il l’a mise sous ses pieds. Les saintes terreurs du janséniste en présence de l’idée divine ne sont égalées que par l’effroi farouche du poète païen, qui s’en éloigne et la fuit. Quel est donc ce bizarre état d’esprit, bien fait pour étonner et pour confondre nos idées habituelles sur les besoins de l’âme? Le seul poète latin qui ait éprouvé vraiment une sorte de curiosité émue devant les grands problèmes de la vie, le plus sincère, le moins soupçonné d’artifice ou de déclamation, est précisément celui qui devient l’interprète passionné de la plus triste et de la plus mal famée des doctrines antiques. Nous voudrions examiner ce problème moral avec une grande liberté d’esprit, sans nous croire obligé par bienséance à des réfutations devenues depuis longtemps inutiles, ni à des injures convenues contre le poète, et en nous rappelant toujours que le système suranné de l’épicurisme sous sa forme antique n’est plus aujourd’hui pour nous un danger, mais un spectacle, qu’il est superflu de l’attaquer depuis qu’il n’est plus défendu, et que la faiblesse généralement reconnue de la doctrine lui donne aujourd’hui une espèce d’innocence.

S’il nous était permis de faire un rapprochement qui peut paraître hardi, trop profane ou forcé, mais qui pourtant ne manque pas d’une certaine vérité, nous dirions que l’on pourrait entrepren-