Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 44.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

coup à la faveur, et on le cite même trop souvent et avec un empressement indiscret, c’est qu’on croit trouver en lui un allié. On cherche alors dans son poème non pas les beautés poétiques qu’il renferme, mais des argumens et des armes contre certaines croyances: on ressuscite ses principes et son système, c’est-à-dire ce qui était le plus digne de périr. Le poète latin était un excellent auxiliaire, d’autant plus utile que la puissance ecclésiastique ou séculière ne pouvait rien contre lui et que ses témérités ne tombaient pas sous le coup des parlemens. La philosophie militante et agressive du dernier siècle risquait ainsi sous le nom de Lucrèce bien des hardiesses qu’elle n’osait pas toujours prendre à son propre compte. C’était faire passer des armes et des munitions de guerre sous un pavillon neutre et respecté; mais ces éloges intéressés, où il entrait souvent plus de malice légère que de sérieuse étude, ont plutôt compromis la gloire de Lucrèce qu’ils ne l’ont augmentée : ils lui ont donné je ne sais quel air d’irréligion frivole. Ce n’est vraiment que dans notre siècle que la poésie de Lucrèce a été estimée à sa juste valeur, qu’elle a été goûtée avec une sympathie sincère et désintéressée et jugée avec une indépendance instinctive. En suivant les traces de M. de Fontanes, M. Villemain, dans une excellente notice aussi vive que courte, a fait le premier dignement les honneurs à ce grand poète négligé, et nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter que depuis, dans une chaire de la Sorbonne, M. Patin a si bien commenté le poème de la Nature qu’il en a fait en quelque sorte son domaine réservé, et qu’on se ferait scrupule d’y toucher, si ces improvisations délicates, au lieu d’être confiées à la mémoire toujours fugitive d’un auditoire, avaient été recueillies dans un livre.

Quelque plausibles que soient les raisons de cet oubli volontaire dont nous parlions tout à l’heure et de cette suspicion qui date de l’antiquité même, il n’en est pas moins vrai que Lucrèce est un des plus grands poètes de Rome, le plus grand peut-être, à ne considérer que la force native de son génie. Si le temps où il a vécu ne lui permettait pas d’arriver à la perfection d’un art accompli, ni à ces enchantemens soutenus du langage qui vous ravissent dans Virgile, du moins il n’a point sacrifié aux exigences d’un art timide les libres élans de son âme, ni la hardiesse de sa pensée. Il appartient à cette orageuse époque de la fin de la république où, grâce à une liberté sans limites et à la faveur même d’un épouvantable désordre politique et moral, presque toutes les œuvres sérieuses étaient des actes de citoyen, où chacun écrivait et parlait avec toute la fougue de son âme, sans avoir à se plier à des convenances officielles, où l’on ne songeait pas encore, comme dans la suite, à faire d’une œuvre poétique l’amusement délicat d’une société oisive, ni la pa-