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étonné ou contrarié de trouver une bande d’étrangers installés sous son toit, il nous fait très bon visage. Son arrivée ranime la conversation : on nous demande beaucoup de nouvelles de Constantinople et du nouveau sultan, on se passe de main en main notre firman, pour regarder le tourha d’Abd-ul-Aziz, cette espèce de signature impériale qui figure en tête de tous les actes émanés du souverain; on accueille aussi avec enthousiasme quelques détails empruntés à nos souvenirs de Constantinople sur l’énergie et l’activité comme sur les instincts militaires du nouveau padishah.

Toute la journée nous avions rencontré sur la route des arabas chargés de planches et traînés par des bœufs ou des buffles ; quelquefois il y en a trente ou quarante qui se suivent à la file. On voit aussi des chevaux chargés chacun d’une vingtaine de planches. Tout cela vient des forêts de l’Olympe bithynien, à dix ou douze heures de la mer.. Chaque planche, rendue au rivage, se paie 72 paras (à peu près 35 centimes). Les mêmes hommes abattent les bois et les transportent. A la scierie, ils donnent une planche sur dix comme prix du sciage : ce sont les seuls frais qu’ils aient à supporter. Dans la forêt, coupe qui veut. Ils se plaignent pourtant d’être misérables. Il faudrait savoir combien de temps leur prennent l’abatage et le transport des bois; alors seulement on pourrait dire si leur travail est insuffisamment rétribué.

19 et 20 juillet. — Nous ne manquons pas de besogne à Uskub : les restes intéressans du théâtre de Prusa, de longues et curieuses inscriptions, nous occupent. La ville ancienne était dans une admirable situation, au-dessus d’une plaine fertile, en face de la longue et majestueuse chaîne de l’Olympe, qui verse à la plaine des eaux bienfaisantes, et qui l’abrite des vents brûlans du sud. Derrière elle se dresse le mont Hypius, qui la protège contre les vents du nord. Le docteur Delbet, dont la réputation s’est bien vite répandue, va de maison en maison, partout appelé pour des maladies passées, présentes ou futures. On est d’ailleurs loin de se bien porter à Uskub, et un médecin y aurait fort à faire. Quoiqu’il n’y ait pas ici d’exhalaisons paludéennes, ni de causes naturelles de maladie, quoique les eaux y soient bonnes et l’air très sain, les scrofules, les tumeurs, les rhumatismes abondent. C’est que dans ce village reculé, parmi ces montagnes et ces forêts qui semblent devoir abriter et défendre l’innocence des champs tant vantée par les poètes, se retrouvent, avec leur triste hérédité de faiblesse et de souffrance, des fléaux que nous sommes trop portés à croire le privilège de nos grandes cités de l’Occident. Quelques hommes du village ont habité Constantinople, ont servi dans l’armée, et depuis leur retour il est ici bien peu de familles où ne soient empoisonnées