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place au chagrin ; il peint l’Attique attirant de toutes parts un prodigieux concours d’étrangers curieux, émus et ravis, avides de prendre leur part de ces plaisirs des yeux et des oreilles, de ces joies de l’admiration ; il montre Athènes devenue « l’école de toute la Grèce. »

Dans les autres écrivains du temps, pour qui sait lire, c’est un mot, une allusion, une comparaison qui nous révèlent çà et là avec quel transport les Athéniens de Périclès jouissaient de toutes ces belles œuvres dont leur faisaient présent des artistes inimitables. Un vers me frappait l’autre jour dans l’Hécube d’Euripide, jouée probablement en 424 avant Jésus-Christ ; c’est dans le récit de la courageuse mort de Polyxène : la noble vierge veut mourir libre et sans être touchée par des mains ennemies ; debout à l’autel, « saisissant sa robe, elle la déchire depuis l’épaule jusqu’au milieu du ventre, au-dessus du nombril, et découvre ainsi son sein et sa gorge, belle comme celle d’une statue. » Le poète n’en dit pas plus, cette comparaison lui suffit pour donner et suffit au peuple pour concevoir l’idée d’une parfaite beauté : les œuvres de la sculpture grecque sont familières alors à toutes les imaginations ; chacune se reporte aussitôt vers quelque merveille de cet art vraiment né d’hier avec Phidias, de cet art qui cherche et rencontre déjà l’idéal, qui montre aux hommes des corps plus beaux que tous ceux que la nature a créés. La comparaison d’Euripide, cette « gorge belle comme celle d’une statue, » porte en elle-même sa date ; non-seulement elle est tout à fait étrangère à l’ancienne poésie épique et lyrique, mais Eschyle même n’aurait pu encore l’employer. Elle se présente au contraire tout naturellement à l’imagination d’Euripide au lendemain de l’achèvement des grands travaux de l’Acropole, au moment où Phidias, Alcamène et Agoracrite venaient de peupler de leurs ouvrages Athènes et l’Attique tout entière.

Nous n’avons malheureusement pas les Vasari de ces Bramante, de ces Michel-Ange, de ces Raphaël athéniens ; quelques anecdotes éparses dans des écrivains postérieurs de plusieurs siècles, comme Plutarque, Pline, Athénée, anecdotes souvent contradictoires et invraisemblables, voilà tout ce qui nous reste pour nous représenter la vie de ces grands hommes, leurs ardentes rivalités, le mouvement et la succession des écoles. Le plus sûr, c’est donc d’étudier leur œuvre en elle-même, dans ce que les siècles en ont épargné, dans les ruines qui surmontent encore le roc sacré de l’Acropole, dans les débris que les hasards de la guerre et des dévastations récentes ont jetés dans les musées de l’Europe, où du moins les entoure maintenant une pieuse admiration. On ne saurait prendre pour cette étude un meilleur guide que M. Beulé. Son livre, déjà connu du public, est dégagé, dans cette nouvelle édition, de tout l’appareil des citations et des preuves. La lecture est rendue ainsi plus facile et plus agréable encore, sans que l’ouvrage ait rien perdu de sa valeur scientifique, sans qu’il y manque rien de ce qui peut nous aider à refaire par la pensée l’ensemble de ces monumens sans pareils. Précis et rapide dans la discussion des points, controversés, le style s’anime et se colore dans la description de chefs-d’œuvre dont il rend à ceux qui ont eu le bonheur de les voir et de les toucher l’impression rafraîchie et comme l’illusion d’une vue réelle.


GEORGE PERROT.


V. DE MARS.