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dont ils veulent toucher le cœur. C’est une bouffonnerie moins plaisante que la combinaison de Da Ponte qui a inspiré à Mozart une des plus grandes pages de musique dramatique qui existent. Quelle variété d’accens, quelle richesse d’épisodes, quelle souplesse de style, quel orchestre et quel charme continuel ! Ah ! qu’il a raison ce penseur délicat qui a dit : « L’adoration est un état de l’âme que la musique seule peut exprimer[1] ! »

Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse de ce pastiche informe, de cette longue et fastidieuse mascarade, où des hommes sans goût et sans vergogne ont osé rapprocher deux génies qui sont fort étonnés de se trouver ensemble. Rien ne peut excuser M. le directeur du Théâtre-Lyrique d’avoir accueilli le travail de MM. Michel Carré et Jules Barbier, puisque M. Carvalho lui-même avait eu d’abord la bonne pensée de faire traduire simplement l’œuvre de Mozart et de Da Ponte, en y ajoutant une petite scène épisodique qui aurait corrigé la crudité de la conclusion. Cette scène, qui a été indiquée par plusieurs écrivains en Allemagne, et même en France, consiste à faire deviner aux deux femmes, Fiordiligi et Dorabella, le tour que veulent leur jouer les deux amans, et de se prêter à la comédie qu’ils ont imaginée. À la fin de la pièce, les femmes auraient pu dire à leurs amans, trompés et contens : « De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez voulu vous jouer de nous, et nous avons deviné votre fourbe. Vous êtes donc justement punis par où vous avez péché. » Ce qui contribue encore à altérer profondément l’économie de la partition originale, c’est la suppression des récitatifs de Mozart, qu’on a remplacés par des dialogues interminables qui interrompent le discours musical et refroidissent l’effet général. N’oublions pas de dire aussi qu’une main téméraire a osé intercaler dans le nouvel arrangement des fragmens symphoniques empruntés à d’autres œuvres de Mozart, ce qui met le comble au sacrilège.

Le personnel qui interprète au Théâtre-Lyrique Peines d’amour serait suffisant, s’il n’avait à tutter contre des souvenirs écrasans et des difficultés insurmontables. Les trois rôles de femmes sont remplis par Mmes Faure-Lefèvre, Cabel et Girard, qui, sous le costume du page Papillon, remplace la camériste Despina de Cosi fan tutte. Mrae Faure chante avec assez de grâce la partie de la princesse, à qui incombent tous les morceaux de Fiordiligi, et Mme Cabel, qui joue le personnage manqué de Rosaline, s’est arrangée de manière à dire avec éclat l’air que chante Dorabella au second acte. Les hommes sont médiocres ; il n’y a qu’à louer le talent vif et naturel de Mlle Girard, qui est très sémillante dans le rôle du page. Un intérêt particulier s’attachait à la première représentation des Peines d’amour : c’était l’apparition de M. Léon Duprez, qui débutait dans le rôle important du prince de Navarre. Fils du grand artiste qui a ramené à l’Opéra le style ample et solennel de la tragédie lyrique, M. Léon Duprez possède déjà de solides et charmantes qualités : il a du goût, du sentiment, et cette tenue de style que son père communique à tous ses disciples. Il a chanté avec un grand bonheur l’air adorable, Un’ aura, que le public lui a fait recommencer. Malheureusement M. Léon Duprez n’a qu’un filet de voix de tenorino aigu qui manque de timbre et de corps, et qu’on entend à peine dans les morceaux

  1. M. Vinet.