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avant de poser la main sur le bouton de la porte, il fit un grand signe de croix. Mimi au même instant, les cheveux en désordre et les yeux rougis par les larmes, arriva par le couloir. — Ah ! Pierre Alexandritch !… commença-t-elle. Puis, voyant le geste de mon père : — Pas par ici ! pas par ici !… cette porte est fermée en dedans… Venez de l’autre côté !…

Dans le couloir était le serf Akim, dont les bouffonneries nous amusaient tant naguère, et dont la stupide indifférence m’affecta péniblement. Dans l’atelier des servantes, deux filles qui travaillaient se levèrent en nous voyant, et nous saluèrent avec une expression de tristesse qui me navra.

Passant par la chambre de Mimi, mon père ouvrit la porte de la chambre à coucher, et nous entrâmes. À main droite se trouvaient deux fenêtres, qu’on avait masquées avec deux grands châles. La femme de charge Natalia Savishna était assise de ce côté, ses lunettes sur le nez, reprisant des bas. Elle ne vint pas, comme à l’ordinaire, nous embrasser, mais se leva seulement, nous regarda sans ôter ses lunettes et donna libre cours à ses larmes. Je trouvais pénible de voir tous ces gens, si tranquilles le moment d’avant, se mettre à pleurer dès qu’ils nous voyaient.

À gauche était le lit, derrière un paravent. Le médecin s’était assoupi dans le grand fauteuil. Auprès du lit se tenait debout une grande et belle jeune fille blonde, dans un peignoir blanc, occupée à tenir de la glace sur la tête de ma mère, que je ne pouvais voir encore. C’était la « belle Flamande » dont maman parlait dans sa lettre. À notre entrée, elle dégagea une de ses mains, ajusta sur sa poitrine les plis de son vêtement du matin, et murmura presque à voix basse : — Elle est sans connaissance…

J’étais pénétré de la plus vive douleur en ce moment, et pourtant j’observais chaque détail.

Il faisait très sombre et très chaud dans cette chambre, où flottaient mille odeurs mêlées : menthe, eau de Cologne, camomille, gouttes d’Hoffmann. Ce dernier parfum m’affecta si fortement que si j’entends parler de ces gouttes, ou simplement si j’y pense, mon imagination me transporte à l’instant même dans cette chambre et me fait encore assister à cette crise terrible.

Les yeux de maman étaient ouverts, mais elle ne nous voyait pas. Que de souffrances dans ce regard effrayant, toujours présent à mes souvenirs !…

On nous emmena.

Plus tard, Natalia Savishna me peignit, dans les plus menus détails, cette agonie longue et douloureuse. Arrivée aux dernières luttes, au moment où ma pauvre mère se débattait, mordant ses