Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Sur un feuillet à part, en français, tracées d’une main hésitante, égarée, les lignes suivantes que je copie mot pour mot :


« Ne croyez pas ce que je vous ai dit de ma maladie. Personne ne sait à quel point elle est grave. Je suis sûre, moi, de ne me pas relever. Ne perdez pas une minute, et venez avec les enfans. Je n’aspire plus qu’à les embrasser et à les bénir. Je sais quel coup je vous porte, mais de moi ou des autres il vous serait toujours venu. Supportons-le bravement. Soumission à Dieu ! Ne prenez pas tout ceci pour des chimères de malade. J’ai l’imagination très nette, et je suis calme. Pas de fausses espérances, bâties sur l’idée que je cède à des terreurs vaines ! Je sens, je sais, — Dieu a daigné me le révéler, — que je n’ai plus longtemps à vivre. Sa sainte volonté soit faite ! Je ne sais pourquoi il ôte à mes enfans l’amour de leur mère, ni pourquoi il me fait mourir quand votre affection me donnait tant de bonheur… Aussi veux-je croire que, par-delà le tombeau, je vous aimerai encore, vous et les enfans…

« À peine puis-je écrire encore. Les larmes à chaque instant m’empêchent de voir. Merci, mon ami, pour tout le bonheur que je vous dois ! Je prierai bientôt Dieu de vous en récompenser. Rappelez-vous, quand je ne serai plus là, que ma tendresse plane sur vous, et ne vous abandonnera jamais… Adieu, Voloda, mon ange ! adieu, Nicolinka, mon Benjamin !… Peut-être ne vous reverrai-je pas !… Est-il vraiment possible qu’ils m’oublient jamais ?… « 


Suivait une note de Mimi, ainsi conçue :


« Les tristes pressentimens de la malade sont confirmés par ce que dit le docteur. Elle avait enjoint de faire partir la lettre hier au soir. Craignant qu’elle n’eût pas toute sa tête, j’ai attendu jusqu’à ce matin pour la cacheter et l’envoyer. À peine était-elle partie que Natalia Nicolajevna m’a demandé ce que j’en avais fait, ajoutant que « si elle la tenait encore, elle la brûlerait sur-le-champ… Cette lettre le tuera, » dit-elle en parlant de vous. Si vous voulez revoir cet ange, ne perdez pas une minute. Excusez cette mauvaise écriture. Voici trois jours que je n’ai pu fermer l’œil. Vous savez combien je l’aime !… »


Papa, tout le temps de la route, sembla très préoccupé. Aux approches du village, il se montra plus sombre encore. À Foka, qui accourait tout essoufflé pour ouvrir la portière, il demanda brusquement : — Où est votre maîtresse ?… Le bon vieux serviteur, levant les yeux sur nous et les baissant aussitôt, ouvrit la porte et se détourna : — Voici le sixième jour qu’elle n’a quitté son lit, dit-il ensuite.

Milka, le fidèle lévrier, sautait autour de son maître et lui léchait les mains en gémissant. Mon père l’écarta, et, traversant le salon, entra dans le divanoï, dont une porte ouvrait sur la chambre à coucher. Il marchait sur la pointe des pieds, respirant avec peine, et