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D’une main frémissante, je tendis, tout plié, le papier fatal ; mais l’idée qu’on allait l’ouvrir, et qu’au lieu du dessin attendu peut-être on y trouverait de méchans vers où éclatait mon ingratitude envers maman, cette idée m’épouvantait. Comment dire ce que je souffris quand ma grand’mère se mit à lire haut, et, ne pouvant déchiffrer ce griffonnage, s’arrêta au beau milieu avec un sourire qui me parut l’expression de la raillerie la plus sanglante, puis, lorsqu’elle reprit, prononçant à contre-sens, et lorsqu’enfin, sa faible vue n’y suffisant plus, elle passa le papier à mon père en le priant de recommencer à partir du premier vers ?… Ici je me crus perdu. On allait me reprocher mon écriture illisible, et je m’attendais à voir papa me jeter mes vers à la figure en me blâmant « de me rappeler si peu ce que je devais à maman, » Pas le moins du monde. Je fus complimenté, caressé, choyé, baisé sur le front, et, tandis qu’on disposait nos présens sur la petite table fixée au fauteuil Voltaire dans lequel grand’maman passait la plus grande partie du jour, l’un des deux valets de pied annonça : — La princesse Barbara Ilinitsha !…

Grand’maman regarda d’un air pensif et sans rien dire le portrait encadré sur sa tabatière. — Ferai-je entrer ? demanda le valet de pied.

— Faites entrer, dit grand’maman, se rejetant tout au fond de son grand fauteuil.

La princesse, âgée de quarante-cinq ans environ, était petite, frêle et ridée. Ses yeux vert-de-gris avaient une expression désagréable qui contrastait avec les airs patelins qu’affectait le reste de son visage. Sous son chapeau de velours, aux plumes d’autruche, flamboyaient ses cheveux d’un blond plus que doré ; mais en somme la vivacité de ses mouvemens, ses petites mains, son profil sec et nettement découpé, donnaient à l’ensemble de sa personne quelque chose d’aristocratique. Elle parlait beaucoup, et volontiers sur le ton que prennent les personnes qu’on a contredites, même quand elle accablait ma grand’mère de ses protestations affectueuses, l’appelant « chère tante » à chaque parole, et l’embrassant comme pain tendre, ce qui, de temps à autre, semblait ennuyer l’objet de toutes ces tendresses.

La princesse débuta par offrir en français les excuses du prince Michel, qui n’avait pas pu venir,… « et pourtant c’était le plus cher de ses vœux. » Grand’mère lui répondit en russe que le prince Michel aurait eu grand tort de se déranger pour une pauvre vieille femme nécessairement très ennuyeuse, et, sans laisser la place d’une réplique, elle questionna la princesse sur ses enfans. Parmi les renseignemens passablement verbeux que celle-ci lui donna sur « le prince Etienne, » son fils aîné, figurait le récit d’une frasque pour laquelle