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Écrits en belle ronde sur du papier pelure, ces vers me parurent charmans de tendresse naïve et de vérité touchante. Je les appris par cœur sans trop de peine, et, m’emparant d’un pareil modèle, je ne trouvai plus ma tâche aussi ardue. Le jour de la fête, j’avais à mes ordres vingt-quatre hémistiches bien accouplés, que je transcrivais sur du beau papier vélin.

De mes douze vers, un seul me laissait du souci, et véritablement une sorte de remords. « Notre cœur, disais-je à grand’mère,

Notre cœur, bien reconnaissant,
Vous chérit autant que maman.

— Autant que maman ? répétais-je avec un murmure intérieur… Et malgré tout, assis sur mon lit, j’avais beau déclamer, je ne pouvais me faire à ce maudit vers. — Pourquoi écrire ceci ?… pourquoi parler de maman, qui n’est pas là ?… Quel besoin de comparer ma tendresse pour elle aux sentimens que m’inspire grand’maman ?… À quoi bon mentir, même en vers ?…

Mais le tailleur entra, et son arrivée emporta ces beaux scrupules. — Enfin j’ai un vrai pantalon ! pensais-je avec extase, et je me gardais bien d’avouer qu’il me mettait horriblement à la gêne.

Lorsque nous nous rendîmes chez grand’mère, chacun s’était muni d’un présent et d’un compliment spécial. Le précepteur tenait une boîte, ouvrage de ses mains ; Voloda portait son dessin, et moi, ma poésie, qui continuait à me peser sur le cœur. Nous savions que le prêtre était déjà venu. Effectivement, à peine entrés, il passa son habit sacerdotal, et la prière commença. La grand’mère était agenouillée dans un fauteuil, et ne prit pas garde à nous. Mon père, debout à côté d’elle, se tourna et sourit en nous voyant arrêtés sur le seuil, les mains derrière le dos, pour dissimuler les trésors que nous apportions. Notre surprise était manquée, et l’embarras me gagnait déjà. Je me cachai derrière Karl Ivanitch, lorsque après le dernier signe de croix il s’avança pour offrir sa boîte, et fit ensuite place à Voloda. Grand’mère qualifia la boîte de « vrai chef-d’œuvre ; » mais, après l’avoir admirée, ne sachant où la mettre, elle la tendit à papa, qui s’en débarrassa au profit du prêtre, lequel se confondit en étonnemens sur le talent prodigieux de l’artiste. Voloda et son Turc reçurent un accueil non moins flatteur. Mon tour était venu. Grand’mère m’adressait déjà son plus doux sourire. Les personnes timides comme les personnes braves n’ignorent pas que tout retard ôte au courage et double l’indécision. J’étais plus hésitant, plus embarrassé que jamais au moment suprême. Cloué au parquet, les oreilles en feu, je sentais rougeur après rougeur passer sur mon front, je tremblais de la tête aux pieds. — Eh bien ! Nicolinka ?… me dit mon père. Il n’y avait plus à balancer.