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queue, et comment il levait les pieds l’un après l’autre, jusqu’au moment où, le coup de fouet du cocher venant l’avertir, il les levait en même temps. J’étudiais les harnais pièce par pièce, admirant l’agencement et le jeu de toutes ces boucles, de tous ces anneaux, de toutes ces courroies, que l’écume du cheval tigrait de blanc. Et mes joues n’étaient pas encore sèches que je saluais déjà d’un joyeux éclat de rire les ruades d’un jeune poulain galopant à côté de sa mère dans une des prairies qui bordaient la route.


IV.

Il n’y a pas un mois que nous sommes à Moscou. Voyez-moi devant une table, chez ma grand’mère, écrivant. Le professeur de dessin, assis en face de moi, donne les dernières retouches à une tête de Turc dessinée au crayon noir. Voloda regarde par-dessus son épaule, le cou tendu. C’est sa première tête ombrée, et elle doit être offerte à grand’maman, dont le saint patron figure aujourd’hui sur le calendrier. — Et vous, Nicolinka, dit le maître de dessin déjà levé, mais contemplant encore son ouvrage, qu’offrirez-vous à grand’maman ?… Dites-nous votre secret !… — Puis, sans attendre ma réponse, il prend son grand carton et s’en va.

Je ne sais comment cette diable d’idée germa dans ma cervelle, — au lieu de faire une tête, moi aussi, — qu’il valait mieux rimer un compliment. Les deux premiers vers m’étaient venus tout de suite, et, goûtant fort mon projet, je l’avais, pour plus de sûreté, enveloppé de mystère. — J’ai mon cadeau tout prêt, disais-je à ceux qui me demandaient ce que j’offrirais à ma grand’mère pour sa fête.

L’entreprise me parut ensuite moins facile que je ne l’avais d’abord pensé. Le troisième vers ne venait pas malgré des efforts incroyables. J’avais beau fouiller dans les poésies de nos livres classiques, ni Dimitref ni Derjavin ne me venaient en aide. Enfin, me rappelant que Karl Ivanitch aimait à grimper sur Pégase, j’allai fureter parmi ses papiers, où je trouvai des multitudes de vers allemands. En fait de vers russes, il n’y avait que ceux-ci, dont je lui attribue sans crainte la paternité :

Petrovska, 3 juin 1828.

De près, de loin, souviens-toi !
Souviens-toi, belle, de moi,
De moi qui toujours crus à toi.
Même après ma mort, songe à moi.
Pour toujours, pour jamais à toi,

Songe à moi !
Tout à toi !!!
Aime moi !!!

KARL MEYER.