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tant ils étaient las, allongeaient parfois le cou, sans pouvoir y atteindre, vers les feuilles et les bourgeons de la fougère qui poussait au pied du perron. Quelques-uns de nos lévriers, soufflant à grand bruit, reposaient au soleil ; d’autres rôdaient sous les voitures, léchant la graisse des roues. Un brouillard poudreux emplissait l’air, l’horizon était d’un gris lilas ; mais pas un nuage ne se montrait au ciel. Une forte brise venue du midi soulevait sur les routes et les champs des tourbillons de poussière, agitait les peupliers et les bouleaux du jardin, et emportait par myriades les feuilles jaunies. Je regardais tout cela d’une fenêtre, et j’attendais le départ avec impatience.

Pas le moindre regret, pas la moindre pensée triste ! Les préoccupations les plus absurdes avaient envahi ma petite cervelle. Je me demandais quel cocher monterait la berline, quel autre le brishka, qui serait avec papa, qui serait avec Karl, et pourquoi ce gros cache-nez, ces bottes ouatées dans lesquels on m’empaquetait. Je ne songeais d’ailleurs qu’à hâter le départ. Les yeux rouges de Natalia me frappèrent cependant quand elle vint demander à qui devait être remis le compte écrit de notre trousseau, et lorsque après le repas de ma mère elle sortit en se couvrant la figure de son mouchoir.

Avec autant de calme que s’il avait annoncé le dîner, Foka vint nous dire : — Les chevaux sont prêts ! Je remarquai que maman tremblait et pâlissait légèrement à ces mots si simples, comme s’ils avaient eu de quoi l’étonner. Foka reçut ordre de fermer toutes les portes du salon, et cela m’amusa fort. Il semblait que nous allions jouer à cache-cache.

Tout le monde assis, Foka s’installa, lui aussi, sur le dernier siège disponible ; mais à peine ceci fait, une porte craque, et tout le monde regarde de ce côté. Natalia Savishna, les yeux baissés, entre, et va prendre place à côté de Foka. Je les vois tous deux sur le même fauteuil, lui avec sa tête chauve, son visage impassible et ridé, elle penchée en avant avec les quelques mèches grises qui s’échappaient de son bonnet. Ils se serraient pour se faire place, et ne semblaient pas fort à l’aise.

Mon impatience croissait toujours. Les dix minutes qui se passèrent ainsi, portes closes, me parurent une heure. Enfin tout le monde se leva, fit le signe de la croix, et les adieux commencèrent. Papa serra ma mère sur son cœur à plusieurs reprises : — Assez, ma chère, assez ! dit-il enfin,… nous ne nous quittons pas pour toujours… — N’importe,… c’est triste, répondit maman, dont la voix tremblait.

Lorsque j’entendis cette voix altérée, lorsque je vis ces lèvres qui frémissaient et ces yeux pleins de larmes, j’oubliai tout, et je me