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l’accent de ce terrible ah ! monsieur ! J’aurais autant aimé qu’il me pendît comme un lièvre à l’arçon de sa selle.

Je demeurai au même endroit, dans un profond désespoir, sans même songer à rappeler Gizana. Les chiens cependant s’étaient lancés après le lièvre, et Turka sonnait du cor pour les ramener…


— Jouons à Robinson ! dit Lubotshka, lorsque nous eûmes quitté la pelouse où le repas champêtre avait été servi.

— Toujours Robinson ! s’écria Voloda, qui volontiers se donnait de grands airs. Peut-être avait-il trop de bon sens et aussi trop peu d’imagination pour goûter ce jeu charmant, qui consiste à reproduire les scènes du Robinson suisse, un des livres classiques de l’enfance. Kitenka eut beau lui offrir tous les rôles, — Charles, Ernest ou le père, à volonté : — il la laissait le tirer par les bras et résistait, tout en souriant avec une secrète satisfaction. Lubotshka se mit à pleurer, — elle pleurait volontiers, — et notre aîné cette fois se laissa fléchir ; mais il y mettait peu de grâce, et lorsque, assis à terre et commençant le jeu, nous ramâmes à tour de bras pour faire avancer notre prétendue chaloupe, il restait les bras croisés, au lieu de prendre l’attitude voulue pour la pêche. Je lui en fis le reproche ; mais il me demanda « si je croyais avancer plus vite en me démenant comme je faisais ?… » Je n’avais pas grand’chose à lui répondre. Son scepticisme était contagieux, car le moment d’après, lorsque je partis, le fusil à l’épaule, « pour aller tuer le gibier nécessaire à la subsistance de ma famille, » l’idée me vint que le bâton qui représentait ce fusil ne tuerait pas le moindre oiseau, et même qu’il ne partirait pas. J’étais là sur une pente fatale. Pour s’amuser, il faut croire… Une fort petite dose de réalisme suffirait pour montrer que la plupart des jeux d’enfans sont absurdes ; mais, la démonstration faite, que resterait-il ?… Lubotshka, sous prétexte de cueillir aux branches d’un bouleau russe je ne sais quel fruit d’Amérique, prit une feuille sur laquelle se trouvait une chenille énorme ; sitôt qu’elle s’en aperçut, elle laissa tomber la feuille, et fit un saut de côté, comme si l’insecte, en frappant la terre, avait dû l’éclabousser. Le jeu fut interrompu : nous vînmes nous grouper, tête contre tête, pour contempler, penchés vers le sol, l’horrible monstre. Je regardais par-dessus l’épaule de Katenka, qui essayait de soulever la chenille au moyen d’une autre feuille glissée sur le chemin que l’innocent insecte suivait en rampant. J’avais remarqué plus d’une fois que beaucoup de jeunes filles, pour ramener à leur place les plis assez lâches que leurs vêtemens font autour du cou, emploient un petit mouvement d’épaules qui n’est pas sans charme, bien que la gouvernante Mimi le déclarât « vulgaire au dernier point, » et eût interdit à ses élèves ces « manières de femme de chambre. »