Page:Revue des Deux Mondes - 1863 - tome 43.djvu/930

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tier, je m’étendis à terre, et j’attendis. Gizana, toujours lié, restait assis à côté de moi.

Mon imagination, comme de coutume, avait pris les devans. Lorsque j’entendis la première voix, il me semblait que j’avais déjà deux lièvres dans mon carnier. Turka criait dans le bois, se rapprochant toujours. Un chien aboyait du même côté, de plus en plus près. Une note plus grave lui donna bientôt la réplique. Il y en eut trois, il y en eut quatre… Puis le quatuor cessa un moment, pour reprendre encore. Cette fois il grossit, ne cessa plus, et devint une sorte de tumulte désordonné… J’étais si hors de moi que je pensai m’évanouir. Je comprenais que nous touchions au moment décisif… Les chiens s’étaient dispersés le long du bois, ils s’éloignaient, et de lièvre pas le moindre vestige… Je me mis à regarder à la ronde. Gizana passait par les mêmes alternatives. Il avait d’abord tiré sur sa laisse en gémissant ; maintenant il s’accroupit à côté de moi, posa son museau sur mes genoux et parut se résigner. Parmi les racines dénudées du chêne sous lequel j’étais assis, parmi les feuilles sèches et les glands tombés, les menues broussailles, les mousses jaunies, circulaient d’innombrables fourmis. On les voyait défiler sur la route unie qu’elles s’étaient préparée à loisir, — les unes avec des fardeaux, les autres en simples promeneuses. Je posai une petite branche en travers de leur chaussée. Il était curieux de voir comme elles se jouaient de cet obstacle, tantôt passant dessous, tantôt y grimpant pour le franchir, quelques-unes cependant, — surtout celles qui jouaient le rôle de portefaix, — fort embarrassées. Elles s’arrêtaient, cherchaient un passage, rebroussaient chemin et venaient parfois jusqu’à moi, tâchant de se faufiler sous les manches de ma jaquette… Ces intéressantes observations furent interrompues par un beau papillon jaune qui, voltigeant autour de moi, s’alla poser sur quelques fleurs de luzerne blanche à moitié flétrie. Une fois là, soit effet de la chaleur, soit qu’il y trouvât des sucs particulièrement savoureux, il y demeura, les ailes immobiles, comme absorbé par son extase. La tête dans mes deux mains, je le contemplais avec l’intérêt le plus vif…

Gizana, se dressant brusquement, me tira si fort qu’il faillit me faire chavirer. Je regardai autour de nous. À la limite du bois, un lièvre m’apparut, qui, abaissant une de ses oreilles, se grattait l’autre tout à loisir. Le sang me monta aux joues, et pour un moment j’oubliai tout. Lâchant le chien, je poussai un cri violent, et j’allais m’élancer ; mais le lièvre, qui s’était aplati contre terre à la première alarme, ne fit qu’un bond, — et je ne vis plus rien. Jugez de ma confusion lorsque Turka, débouchant du taillis et suivi des chiens, arriva presque aussitôt sur le théâtre de ce bel exploit. « Ah ! monsieur ! » me dit-il avec un regard de mépris. Et il fallait entendre