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emmener à Moscou. Nous commencions à devenir grands, il était temps de travailler tout de bon… Nous vivrions chez grand’maman ; notre mère et les petites filles resteraient à Petrovska… Nous demeurâmes tous deux fort émus. Voloda rougit et transmit à mon père un message de maman, qui lui demandait de venir causer avec elle avant d’aller aux granges. Je m’attristais, moi, pour le compte de cette chère mère ; mais l’idée que j’allais bientôt être « un grand garçon à me comblait de joie. D’ailleurs, si nous partions le jour même, il n’y aurait pas classe. Et Karl Ivanitch, le pauvre diable, allait sans doute être congédié… C’était le sens de cette enveloppe contenant huit cents roubles à son adresse… Comment ferait-il pour vivre ?… Ne vaudrait-il pas mieux rester à Petrovska, et bien travailler, sous sa direction, auprès de maman ?…

Ces pensées me passaient par la tête pendant que je regardais les rubans noirs de mes souliers. Ces souliers à rubans m’étaient antipathiques. Voloda, l’heureux Voloda, portait des bottes ! Papa cependant, contrairement à mon attente, nous envoya prendre nos leçons comme à l’ordinaire ; mais, par manière de consolation, il nous promit de nous emmener à la chasse.

En remontant l’escalier, je me glissai sur la terrasse, où, près de la porte, accroupi au soleil et clignant des yeux, je trouvai Milka, le lévrier favori de mon père. — Miloshka[1], lui disais-je en le baisant sur le museau, nous allons partir. .. Nous ne nous reverrons plus… Adieu, mon brave !… — Et, tout content que j’étais, je n’en pleurais pas moins à chaudes larmes.

Impossible de faire la moindre attention à mes livres. Et quand je voulus réciter mes dialogues allemands, — moitié peur, moitié regrets, — mes sanglots coupèrent en deux cette phrase éminemment pathétique : Haben sie die Zeitung nicht gelesen[2] ? Ma page d’écriture ensuite semblait avoir été tracée avec de l’eau sur une feuille de papier brouillard, tant elle était humectée de mes pleurs. Karl Ivanitch était d’une humeur de dogue. Il m’avait mis à genoux, menacé de sa règle, obligé de demander pardon ; mais tout à coup, pénétré de sa propre injustice, il s’en alla, tirant la porte après lui, dans la chambre d’un ancien serviteur de la famille, l’oncle Nicolas[3]. De l’étude, on entendait fort bien ce qui se disait dans la chambre de « l’oncle » Nicolas. Dès que j’entendis pousser le verrou, je sortis de mon coin pour venir coller l’oreille tout contre la porte.

— N’attendez jamais, quoi que vous fassiez, la reconnaissance des maîtres ! disait Karl Ivanitch avec une chaleur extrême. Nicolas, qui raccommodait un soulier, fit un geste de tête approbatif.

  1. Diminutif caressant.
  2. « N’avez-vous pas lu le journal ? »
  3. En Russie comme en Amérique, on donne le nom d’oncle aux anciens serviteurs.