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laborieuse et ascendante, et par ceux à qui leur situation déjà faite rend faciles et naturelles l’indépendance et l’influence en face du pouvoir. Le but de la société n’est pas simple : elle aspire en même temps et nécessairement à l’ordre et à la liberté, à la durée et au progrès. Ce n’est pas par la domination d’une force unique, ou prépondérante au point d’être unique, que cette œuvre double et difficile peut être accomplie; il y faut le concours des forces diverses qui se développent naturellement et sont diversement placées dans le corps social. Dans les sociétés européennes, la liberté comme le pouvoir ont beaucoup souffert des privilèges exclusifs et immobiles de l’aristocratie; l’aversion inintelligente de la démocratie pour tout principe et tout élément d’organisation sociale autre qu’elle-même pourrait bien leur être aussi funeste.

Pas plus les peuples que les rois, pas plus la démocratie que l’aristocratie ne méconnaissent et ne violent impunément les lois naturelles et intimes des faits. Plus la société devient grande et libre, plus le bon gouvernement y devient à la fois nécessaire et difficile. Pour que le pouvoir soit élevé et maintenu à la hauteur de sa tâche, pour qu’il résiste efficacement, tantôt à ses périls, tantôt à ses penchans, il faut que les classes naturellement influentes dans l’état par leur fortune, leurs lumières, leurs relations, leurs travaux, agissent ensemble et de concert, tantôt pour la défense de l’autorité, tantôt pour la protection de la liberté. Il y a désordre et danger social quand, au lieu d’être politiquement unies, ces classes sont divisées entre elles, et qu’en présence de l’ardeur ascendante des masses populaires, elles se combattent au lieu de s’entr’aider à soutenir et à diriger le pouvoir. Ce sont là, même quand elles n’éclatent pas en luttes matérielles, les pires guerres civiles, celles qui troublent et compromettent le plus gravement les états. Les discordes des patriciens et des plébéiens ont perdu la liberté de Rome; l’action commune des nobles et des bourgeois a fondé celle de l’Angleterre.

C’était en 1789 une bonne fortune nouvelle pour la France que l’empressement d’une portion notable de la noblesse et du clergé à s’unir au gros de la nation pour la réforme de l’état social et la conquête de la liberté politique. A aucune autre époque de notre histoire, pareille chance ne s’était rencontrée; dans les diverses réunions des états-généraux, y compris la dernière, en 1614, la noblesse et le clergé français avaient tenu leur cause séparée de la cause populaire, ou ne lui avaient prêté quelque appui que momentanément et dans des vues intéressées, quelquefois même factieuses. En 1789, la minorité de la noblesse et du clergé était parfaitement sincère et active dans sa résolution de faire cause commune avec le