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mot un instant, c’est pour montrer l’espèce d’emphase particulière à l’auteur de Salammbô. Il ne suffit pas de signaler ici une impropriété de termes qui blesse la grammaire universelle, il faut voir l’usage qu’en fait l’auteur, et dans quelle vue il provoque ainsi notre attention. « Un silence énorme emplissait Mégara. » Pourquoi ? Que va-t-il se passer ? Quelque chose d’inouï assurément ; écoutez : « Le soleil s’allongeait sur la lagune, au bas des catacombes. Les paons piaulaient. Hamilcar, pas à pas, marchait. » Scène pathétique en vérité, et qui justifie bien l’audace de l’écrivain ! Il avait besoin d’un silence énorme pour préparer l’esprit à ces effets grandioses.

Mais pourquoi s’attaquer aux détails ? Ce n’est pas l’emphase, ce ne sont pas les descriptions fatigantes, inexactes, impossibles, qui forment le défaut capital de ce laborieux récit : la grande faute que la critique doit reprocher sans ménagement à l’auteur de Salammbô, c’est l’inhumanité de ses peintures. Je donne à ce mot tous les sens qu’il renferme. Dans Salammbô comme dans Madame Bovary, M. Flaubert ne s’intéresse pas à l’homme. Qu’il relise Virgile, le chantre de la Phénicienne Didon, et le Carthaginois Térence, peintre si doux de la sympathie humaine ; qu’il songe à ces paroles si tendres, si profondes : sumt lacrymœ rerum et qu’il achève le vers en le méditant : mentem mortalia tangunt. Celui-là seul qui aime et respecte l’humanité est assuré de vivre dans la mémoire des siècles. A quoi, dirons-nous à M. Flaubert, ont servi tant d’efforts ? A écrire une œuvre sans âme, à peindre des scènes atroces, à se complaire dans la splendeur de l’horrible, à mêler ensemble le sang et la volupté, comme s’il y avait chez lui un penchant mauvais, — disons le mot, le mot terrible, puisqu’un des maîtres de la critique n’a pas craint de le prononcer à voix haute, — comme s’il y avait chez ce peintre des choses corrompues un coin d’imagination sadique. Mais non, ce n’est pas le peintre qui est coupable, c’est le système. L’artiste, cela est manifeste, vaut infiniment mieux que son livre. En quittant le terrain de son premier roman, M. Flaubert a fait preuve de courage. Saura-t-il changer non pas de théâtre seulement, mais de système ? Aura-t-il l’ambition de marquer sa place parmi les peintres émus et respectueux de la grande nature humaine ? Madame Bovary, malgré un talent des plus vifs, avait inspiré du dégoût ; Salammbô, malgré un énergique effort, n’a fait qu’ajouter au dégoût la fatigue et l’ennui. Après cette double épreuve, M. Flaubert est tenu d’en faire une troisième et de se renouveler de fond en comble. Rompra-t-il avec son passé ou s’obstinera-t-il dans une erreur funeste ? Sa prochaine œuvre nous répondra.


Saint-René Taillandier.