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de pauvres artifices. La sophistique, suivant le plus fort, le décrie plus qu’elle ne le recommande ; mais l’empire des circonstances nous trouve moins incrédules. Et comment ne pas comprendre qu’il y a soixante ans le génie de la guerre, unissant la gravité à l’éloquence, ait pu s’emparer de la toute-puissance avec l’ascendant de la nécessité et du salut ? La France a cru qu’il la sauvait, parce qu’il l’a cru lui-même, et cependant, si l’on voulait m’accabler de ce grand exemple, je serais obligé de répondre ce que je disais il y a seize ans[1] :

« Avide de stabilité, de calme et de puissance, la nation était fière de s’abandonner à lui. Sans doute alors la réaction vers l’ordre put passer la mesure : la défiance avait atteint, dans ce qu’ils offraient de plus élevé et de plus hasardeux, les principes de la révolution, les fautes indisposaient contre les idées, la force du pouvoir paraissait le premier intérêt du peuple ; mais ce qui excusait cet entraînement vers l’autorité absolue, ce qui l’ennoblissait en quelque sorte, c’était, appelons les choses par leur nom, c’était l’amour de la gloire. Il y a des époques où une nation entière peut, comme un seul homme, être saisie de cette belle et aventureuse passion. Du moins alors ne sacrifie-t-elle la dignité du citoyen qu’à la grandeur de l’état ; elle ne vend point sa liberté à vil prix, elle en veut ce que le génie seul lui en peut donner. C’est, je le crois, un dangereux échange ; l’illusion est funeste et la compensation trompeuse. Gardons-nous à jamais de la même erreur, mais souhaitons-en la généreuse excuse à toute nation qui se refroidit sur ses droits et qui renonce à faire elle-même ses destinées. »

Quel enseignement est en effet résulté de cette grande expérience pour la génération qui l’a suivie ? Élevée dans les illusions de la victoire éternelle, elle a vu un jour apparaître dans nos rues désertes les grand’gardes de l’armée de l’Europe, et à ce triste aspect il a bien fallu se demander d’où venaient ces calamités inconnues de l’ancienne France. Il a bien fallu lire dans l’histoire que tant que la France n’avait défendu que la révolution française, de Valmy à Marengo, ses victoires avaient sauvé et non exposé son indépendance ; tout a changé dès qu’elle a mis sa vaillance au service de la politique d’un grand homme. Sa gloire même est devenue son premier péril, et elle s’est perdue par sa grandeur. Entre ces deux expériences, il a bien fallu choisir. Et pour qui se résoudre ? Pour la révolution française.

Telle est la leçon que la gloire du premier empire nous a donnée.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Discours de réception à l’Académie Française. 1846.