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M. Flaubert, en écrivant Salammbô, a voulu dépister ses admirateurs et ses élèves, tout autant pour le moins qu’il a espéré déconcerter ses critiques. Comment cela ? En dépaysant son imagination fourvoyée, en quittant le roman bourgeois pour le roman épique. Il avait toujours eu, cela est facile à voir, une admiration très vive pour les parties les plus vagues et les plus sonores du magnifique idiome de Chateaubriand ; il lui parut original de rajeunir ces beautés passées de mode en les associant au style robuste, palpable, visible, au style sans âme et sans ailes, mais poétiquement terre à terre que manie avec tant d’aisance M. Théophile Gautier. L’école qui a honoré le début de notre siècle avait eu les plus hautes ambitions littéraires, et l’épopée historique n’avait pas effrayé son ardeur. Comme ces hégéliens qui cherchent la solution des antinomies dans une synthèse supérieure, M. Flaubert prétendit concilier les aspirations épiques de cette école avec nos tendances nouvelles. Il voulut être poétique, hardi, inventif, comme nos glorieux aînés, et réel, précis, exact, comme nos contemporains. Ce bizarre et laborieux problème ne suffisait pas encore à ses desseins ; pour mieux prouver sa force, il choisit le sujet le plus ardu, et, se rappelant sans doute que l’auteur des Martyrs avait devancé dans son œuvre quelques-unes des conquêtes où s’est signalée la rénovation de l’histoire au XIXe siècle, il se dit qu’il devancerait aussi les conquêtes de l’archéologie la plus récente, les recherches encore inachevées de la haute érudition sémitique,… opera interrupia, minœque murorum ingentes.

L’effort est louable, bien que singulier. Malheureusement l’auteur ne changeait que de personnages et de théâtre, il ne changeait pas de méthode. Bien plus, il exagérait ses procédés, voulant prouver à tous qu’il ne faisait pas de concessions aux bourgeois ; — encore un mot de Goethe, mais que l’auteur de Faust appliquait en poète et dans un esprit tout différent. M. Flaubert poussa donc son réalisme à outrance, tout en le transposant de plusieurs tons, et c’est ainsi que Salammbô a succédé à Madame Bovary. On a parlé de mystification, on a prononcé le mot de délire ; ne croyez ni à l’un ni à l’autre, il n’y a ici qu’un système mal compris et audacieusement défiguré. L’auteur a foi dans son œuvre, sa conviction d’artiste offre même quelque chose de farouche, et s’il y avait duperie dans telle ou telle partie de son tableau, il serait dupe tout le premier. Délire, ivresse, ce sont là aussi des accusations banales, et qu’il serait trop facile de diriger contre des tentatives vraiment nouvelles. Ce sujet étudié avec tant de soin, ce dessein obstinément suivi, ces travaux, ces recherches, ces voyages, ces lectures, tout cela ne se concilie guère avec le délire ou le charlatanisme. S’il y a une mystification, elle est involontaire, et si le délire apparaît, c’est