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on lui fit l’aumône, et les shillings, les demi-couronnes ne firent, comme eût dit notre docteur aliéniste Leuret, « qu’arroser la racine d’une idée fausse. » Elle vint régulièrement à la Banque, moitié par intérêt, moitié afin d’y poursuivre l’image de ses hallucinations. On la rencontrait çà et là dans les cours, errant comme une âme en peine, toute vêtue de noir, la tête recouverte d’une sorte de capuchon, les joues relevées de couleurs artificielles, les sourcils peints en bleu, une aumônière à la main. Les plis droits de sa robe et de son manteau, sa marche éternelle et paisible, la double mélancolie qui s’attache à un deuil de famille et aux lamentables ridicules de l’aliénation mentale, tout désigna pendant longtemps la « dame en noir » à la curiosité publique. Un jour on ne la revit plus à la Banque, elle était morte.

On a maintenant une idée de la Banque d’Angleterre, ce vaste réservoir d’où l’or et l’argent se répandent par mille canaux dans la nation, et où ils reviennent ensuite, en vertu de cette même loi qui enlève l’eau à la mer pour alimenter les fleuves et les ruisseaux, lesquels retournent ensuite à l’océan. Il se présente une dernière question : quelle est la quantité du numéraire dans la Grande-Bretagne ? On connaît très bien quelle est la somme du papier-monnaie : le 1er janvier 1858, le montant de toutes les bank-notes qui circulaient en Angleterre, en Écosse et en Irlande s’élevait à environ 35,500,000 livres sterling. Il n’est pas aussi facile de déterminer le chiffre de la circulation de l’or. Les uns l’estiment à 40 ou 50 millions, d’autres à 80 millions de livres sterling ; il est probable que le chiffre réel flotte entre ces deux extrêmes. Une telle accumulation de numéraire est grande sans doute ; mais il y a quelque chose de plus grand encore, c’est la force qui l’a produite et la masse de travail que représente cette masse métallique. L’or et l’argent sous forme de monnaie ne constituent point, — et les Anglais eux-mêmes le reconnaissent, — la véritable richesse d’un pays ; cette richesse est dans la valeur des terres qu’accroît chaque jour une agriculture savante, dans les marchandises qui sortent par millions des fabriques, dans les habitudes industrieuses de la population, dans le labeur infatigable et dans le développement des institutions de crédit. Arrachez à un peuple une partie de son numéraire, il souffrira sans doute de cette catastrophe ; mais si vous lui laissez son génie et ses libertés, il réparera en un temps donné ses pertes à la manière d’Antée, qui se relevait plus fort après avoir touché la terre. « Le peuple et son industrie, a-t-on dit, sont la fortune réelle d’une nation. » Et celui qui parlait ainsi, c’est William Paterson, l’intelligent fondateur de la Banque d’Angleterre.


ALPHONSE ESQUIROS.